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Critique de JustAWord


Le 22 janvier 2018, une grande dame de la science-fiction nous quittait à l'âge de 88 ans : Ursula K. le Guin. Si ce nom ne vous dit rien, vous faites partie de ceux qui ont la chance de ne pas connaître l'une des voix les plus formidables de la littérature de l'imaginaire. Devant vous s'ouvre donc une oeuvre conséquente et passionnante qui navigue entre science-fiction, fantasy et fantastique et reposant en grande partie sur deux cycles cultes : Terremer et l'Ekumen. Cependant, il ne s'agit pas aujourd'hui de vous parler des romans d'Ursula K. le Guin mais de ses nouvelles. Les éditions du Bélial', toujours très friandes de ce genre de choses, se sont en effet fendues de la traduction d'un de ses plus célèbres recueils : Aux Douze Vents du Monde ( The Wind's Twelve Quarters) paru en 1975. Publié sous la direction de Pierre-Paul Durastanti qui a également profité de l'occasion pour réviser la traduction des textes réunis ici, l'ouvrage compte au final dix sept-nouvelles de tailles variables dont la parution originelle s'étale de 1962 à 1974. Ursula K. le Guin ne fait d'ailleurs pas qu'écrire une préface au présent recueil mais accompagne également chaque nouvelle d'un texte introductif pour éclairer le lecteur sur l'origine du récit ou sur d'autres anecdotes liées à l'histoire. Aux Douze Vents du Monde offre ainsi une occasion unique pour le lecteur néophyte comme pour l'amateur éclairé de parcourir les mondes imaginaires de l'américaine.

Ursula K. le Guin est une conteuse. Peut-être plus encore qu'aucune autre écrivaine de son époque, l'américaine plonge le lecteur dans des univers doux-amers où l'action refuse de venir anéantir le pouvoir de réflexion des personnages mais aussi du lecteur lui-même. Aux Douze Vents du Monde ne pouvait certainement pas faire l'impasse sur les nouvelles liées aux romans les plus célèbres de l'auteure. le Collier de Semlé renvoie au Monde Rocannon, premier opus du cycle de l'Ekumen tandis que le dernier texte, À la veille de la révolution, nous ramène vers l'un des plus grands romans de l'américaine toujours dans le même cycle science-fictif : Les Dépossédés. Au milieu, le Roi de Nivôse rappelle le magnifique souvenir de la Main Gauche de la Nuit, troisième jalon de ce recueil pour signifier au lecteur curieux qu'il lui reste encore beaucoup à découvrir. La plupart des nouvelles présentées ici partagent cependant toutes (ou peu s'en faut) une apparence de conte, le genre d'histoire que l'on raconte avec douceur et tendresse au coin du feu pour en tirer un enseignement majeur ou mineur, peu importe. le plaisir d'Aux Douze Vents du Monde réside dans l'écriture fine et subtile d'une Ursula K. le Guin qui avoue bien volontiers elle-même ne pas être friande d'une science-fiction privilégiant la technologie à l'individu.

Ainsi, tous ses textes évitent le piège de l'artefact technologique pour se recentrer sur ce qu'elle aime le plus : l'homme. Au gré des dix-sept nouvelles que compte ce recueil, l'américaine nous parle de personnages éminemment humains, de Semlé, une princesse trop préoccupée par l'image qu'elle donne pour se rendre compte de l'amour véritable de son époux, au maître Ganil, frêle scientifique perdu dans un monde d'obscurantisme en passant par John Chow, un decaclone devant apprendre à vivre privé de lui-même. Ursula K. le Guin ne correspond pas à ce stéréotype populaire de l'écrivaine de SF perdu dans d'obscurs calculs scientifiques. Ce qui l'intéresse et qui imprègne chacun des textes de ce recueil, ce sont les sentiments humains, la jalousie et la haine, l'amour et la tristesse, la mélancolie et la joie. Dès lors, quand Ursula nous parle d'un monde à des milliers d'années lumières comme dans Plus vaste qu'un empire, c'est pour mieux saisir les inadaptés qu'elle embarque avec elle, c'est pour mieux disséquer la peur de l'étranger comme dans le Collier de Semlé et ses multiples races incapables de voir au-delà de leurs apparences physiques.

La préoccupation humaine d'Ursula K. le Guin passe aussi par l'impact des technologies du futur sur l'homme. Par le décalage entraîné par la relativité du temps ou par les conséquences sensorielles de la découverte d'une mystérieuse cité sur Mars dans le Champ de vision. Avec lenteur (et langueur), l'auteure américaine construit ses propres mythes, jongle avec les registres et finit toujours par dégager un sentiment poétique de son écriture ou de son univers. Cependant, au-delà de son aspect humaniste incontestable, Ursula K. le Guin apparaît aussi comme une écrivaine engagée. Dans Les Maîtres ou Étoiles de Profondeurs, elle imagine des mondes où la science et le progrès sont des tabous, des hérésies. À travers la noire oppression de ces histoires, elle extirpe pourtant les rêveurs, ceux qui veulent connaître les étoiles et la gravité, ceux qui cherchent des constellations même au plus profond de la terre. L'américaine croit en l'avenir et à la raison, elle rêve et s'éprend même d'un système anarchiste idéal qui aurait triomphé de l'horreur capitaliste et fasciste dans À la veille de la révolution. Ces thèmes graves ne doivent pourtant pas faire oublier le ton souvent drôle et poignant de ses autres textes comme ce chêne qui se lamente d'être devenu immortel dans le Chêne et la Mort, ou de cette rencontre improbable à mi-chemin entre voyage temporel et magie noire dans la nouvelle Avril à Paris.

En réalité, ces histoires ne font pas qu'ouvrir la porte d'une écriture à échelle humaine, elles invitent à rencontrer l'autre, à faire fi des différences et à briser sa solitude, à ne pas rester bloquer dans sa propre boucle temporelle infernale comme dans La Boîte d'Ombre. Elles demandent au lecteur l'effort du rêve pour en déceler les failles comme dans la sublime Ceux qui partent d'Omelas, métaphore terriblement actuelle d'un monde incapable de se regarder en face. Même si certaines histoires s'avèrent tout à fait anecdotiques telles que Voyage ou La forêt de l'oubli, le reste réjouit et interroge, émerveille et enchante, révolte et apaise. Terminons par louer la qualité de l'objet-livre, une nouvelle fois remarquable et complété par une bibliographie exhaustive des oeuvres d'Ursula K. le Guin pour rappeler que le Bélial' accomplit encore un travail éditorial impeccable.

Recueil tendre et humain, Aux Douze Vents du Monde fait honneur au talent d'une conteuse venue d'ailleurs, Ursula K. le Guin. Dix-sept nouvelles pour raconter l'homme face aux étoiles et lui faire rencontrer l'autre, dix-sept récits qui portent l'imaginaire vers des rivages trop souvent oubliés.
Lien : https://justaword.fr/aux-dou..
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