Va et poste une sentinelle

N'importe quel autre jour, elle serait restée pieds nus dans l'herbe mouillée à écouter les oiseaux moqueurs chanter les matines ; elle aurait songé à la beauté insensée, austère et silencieuse, que reconduit chaque aurore à l'insu de la moitié du monde. Elle aurait marché sous les pins franges d'or qui se dressaient à l'orient dans le ciel lumineux, et tous ses sens auraient succombé à l'extase du matin.

Elle était presque amoureuse de lui. Non, c'est impossible, se dit-elle : on l'est ou on ne l'est pas. L'amour est la seule chose au monde qui soit sans équivoque. Il existe différentes manières d'aimer, assurément, mais dans tous les cas de figure, c'est tout l'un ou tout l'autre.

Chacun a son île, Jean Louise, chacun à sa sentinelle: sa propre conscience.

Avec du recul, si elle avait pu franchir les barrières de son univers hautement sélectif et insulaire, elle aurait peut être découvert que sa vision du monde était biaisée depuis toujours par un défaut de naissance dont personne, ni elle-même ni ses proches, ne s'était jamais avisé ni soucié : elle ne distinguait pas les couleurs.

Ce n'était pas parce que c'était l'endroit où votre vie avait commencé. Mais parce que c'était l'endroit où des gens étaient nés, et d'autres après eux, et d'autres encore, si bien qu'au bout du compte, un beau jour, c'est vous qui vous retrouviez là, en train de boire un Coca au Jitney Jungle.

Le seul être humain en qui elle avait jamais placé sa pleine et entière confiance, sans la moindre réserve, l'avait déçue ; le seul homme qu'elle eût jamais connu dont elle pouvait dire avec certitude : "C'est un honnête homme. Un homme d'une profonde honnêteté" l'avait trahie, publiquement, grossièrement, éhontément.

Elle descendit les marches du tribunal et alla se réfugier à l'ombre d'un chêne vert. Elle tendit le bras pour s'appuyer contre le tronc. Elle regarda Maycomb et sa gorge se noua : Maycomb soutenait son regard.
Va-t'en, lui disaient les vieilles bâtisses. Ta place n'est pas ici. Tu n'es pas la bienvenue. Nous avons des secrets.

Rien de tel qu'un hymne à vous glacer les sangs pour se sentir de retour chez soi, se dit Jean Louise. Si elle avait éprouvé n quelconque sentiment d'isolement depuis son arrivée, celui-ci se dissipa, puis disparut tout à fait, en présence des deux cents pécheurs qui demandaient avec le plus grand sérieux à être noyés sous les flots rouges de la rédemption.

L'ayant côtoyé de près et de longue date (du temps de son enfance solitaire, le Dr Finch avait tenté de faire d'elle une érudite), Jean Louise en avait suffisamment appris sur le sujet de prédilection de son oncle pour suivre ses propos, la plupart du temps, et s'entretenir avec lui était un régal. Lorsqu'il ne provoquait pas chez elle de grands élans d'hilarité silencieuse, il l'ensorcelait par la puissance de sa mémoire, plus solide qu'un piège à ours, et l'étendue prodigieuse de son esprit infatigable.