" La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite."
Proverbe vietnamien
L'amour était plus terrible que la guerre : on infligeait de grandes souffrances à des gens qui n'étaient pas vos ennemis.
Elle lisait une traduction en vietnamien de Sans Famille, ses sourcils droits légèrement froncés, redoutant par avance les nouveaux malheurs qui allaient fondre sur Rémi et Vitalis errant sur les routes de la France du siècle passé. Le livre avait connu un succès au Vietnam à travers les générations, sans doute parce que lutter contre la misère, se retrouver orphelin, s'épuiser au labeur, s'endormir en ayant faim, craindre d'être arrêter par la police n'étaient pas des situations exotiques pour beaucoup de lecteurs.
Mais attendre une éventuelle "femme de sa vie" n'était-il pas une espérance idéaliste, un rêve d'adolescent ? "Comment reconnait-on la femme de sa vie "? avait-il demandéà un ami plus âgé qui venait de se marier. "Quand elle vous quitte"! avait dit l'autre en souriant tristement.
On pouvait se montrer dur avec les forts mais le moins souvent possible avec les faibles. Il se souvenait de l’humble manière dont la petite marchande s’était détournée et avait refermé son sac. À cette seconde il avait senti en elle une délicatesse, si différente de l’âpreté des autres. Il s’en voulait d’avoir heurté cette fleur si rare, pourtant éclose dans le sol aride de la lutte pour la vie.
Elle n'avait jamais beaucoup parlé avec son père, c'était ainsi dans ce pays. Contrairement à d'autres hommes du voisinnage, il ne buvait pas, traitait bien sa mère malgré sa maladie, et se souciait toujours de les nourrir, devenu pour eux père et mère à la fois. Son amour et son dévouement sans parole était comme le rayonnement d'une lumière qui les protégeait tous. Elle se souvenait de l'expression de plaisir dans son regard quand il la voyait plongée dans sa lecture, heureux de lui avoir transmis ce goût.
A l'époque, dans ce dénuement, on plaisantant souvent à propos de la célèbre phrase d'Hô Chi Minh : "Il n'y a rien de précieux comme l'indépendance et la liberté" en disant que le Parti n'avait encore réalisé que la première partie du programme : "Il n'y a rien". Aujourd'hui on disait que le Parti avait réussi une avancée notable :" il n'y a rien de précieux".
Dès leur première rencontre, il avait senti une délicatesse, un souci de ne pas s’imposer, mais sans timidité non plus (…) En voyant la dureté du monde d’où elle venait, ses douces qualités l’émerveillaient.
Parfois, il se demandait si un bagage de principes aussi solennels l'avait laissé bien équipé pour la lutte pour la vie.
Et ce sentiment de compréhension mutuelle qu'il avait senti dans son regard pendant qu'ils échangeaient si peu de mots, alors qu'ils venaient de deux planètes si éloignées... Cela tenait un peu d'un miracle. Ou de l'illusion d'un miracle ? Mais que faire de ce supposé miracle ? Offrir une fois de plus le spectacle d'une liaison entre un Occidental riche - pour le pays - et une vietnamienne pauvre. La faire regarder avec mépris par la plupart de ses concitoyens, dont elle entendrait les réflexions crues sur leur passage quand ils se promèneraient ensemble ? Il avait assez vécu dans ce pays pour savoir leurs univers trop éloignés, l'hostilité ambiante trop forte, ils ne pouvaint que s'adresser des signes amicaux comme des passagers de deux bâteaux qui se frôlent, mais ne peuvent arrêter leur course pour s'accoster et s'inviter à déjeuner à bord.