Citations sur Mauvaise Fille (72)
Il les garde toujours sur lui, les échographies. On n'y voit pas grand chose, surtout sur la première, celle qu'il préfère, je n'ai jamais compris pourquoi, et qu'il montre à tous les gens qu'il rencontre. Eux n'y voient qu'une tache, une goutte, une petite masse, une fumée. Mais, pour lui, c'est une vie. Une vie parmi des milliards de vies possibles. Cette vie-là. Pas une autre. […] Il s'y accroche tant qu'il peut, à cette vie. Il n'a que ça, lui. Il n'a pas le gros ventre. Il n'a pas les nausées, les pieds qui enflent, les chaussures qui ont l'air de chaussons. Alors, pour lui, c'est pas une goutte, c'est un océan. C'est pas une vie, c'est la vie. Il est si content. C'est son enfant.
Maman vit en Angèle qui court sur une pelouse interdite. Maman me parle et me sourit quand Angèle tombe et se relève aussitôt, les dents serrées, pour ne pas pleurer. Elle est dans le cri qu’elle ne pousse pas, dans sa petite grimace d’enfant crâne qui ne compose pas. Partout, dans mon enfant, ma mère a laissé son empreinte.
Quand on est rentrées à Paris, la maladie s'est jetée à nouveau sur maman, par surprise, comme un hacker. Et même là je n'y ai pas cru. Je pense, aujourd'hui, que maman, elle, a compris. Mais moi non. Le ciel ne pouvait pas mourir. Ni la lune. Ni maman. Si maman meurt, je me disais, alors c'est que les bateaux peuvent voler, les chats pleurer, les maisons chanter à tue-tête. Pas possible.
Je veux qu'il comprenne combien je l'aime, combien je tiens à lui, qu'il y a une autre Louise que la Louise impossible qui lui fait une vie d'enfer quand elle part en vrille et en déprime.
- C'est tout considéré, papa, elle ne s'appellera pas Albertine.
On va lui trouver un chouette nom, rien qu'à elle, sans fantôme, un nom qui ne lui mette pas la pression, un nom avec lequel elle puisse plus tard, faire ce qu'elle veut, cosmonaute, député, rockeuse, gangster, styliste, femme au foyer, championne sportive, fleuriste, ...
Ça n'existe pas, on trouvera...
Sur le bureau de Toubib qui n'en a rien à foutre qu'elle rentre le ventre ou pas, sur le bureau de ce trouduc, il n'y a que des photos encadrées où il bombe le torse, des photos bien en évidence qui narguent les malades, nous sommes en bonne santé, nous, Toubib devant l'Eternel, nous avons des amis puissants, des préoccupations artistiques...
Je pense, aujourd'hui, que maman, elle, a compris. Mais moi non. Le ciel ne pouvait pas mourir. Ni la lune. Ni maman. Si maman meurt, je me disais, alors c'est que les bateaux peuvent voler, les chats pleurer, les maisons chanter à tue-tête. Pas possible.
Ce qui me trouble, ce n'est pas son visage émacié, méconnaissable, c'est son odeur : avant, elle avait un parfum qui changeait à mesure que l'on s'approchait, c'était comme un petit secret; maintenant, elle a une odeur.
À l'hôpital, on montre tout ce qu'ailleurs on cache. Le pipi, le caca, les viscères, on ne parle que ce dont moi, je ne parle jamais, question de principe, et de tabou, et de pudeur, et de névrose. Ici, on n'a pas de ces embarras, c'est fou comme je m'y suis faite, maman comment était ton petit caca ce matin?
Après deux semaines de papa papa, j'étais découragée, jalouse, j'en voulais à la terre entière, je n'en pouvais plus - et puis un matin c'est venu, ma fille m'a dit maman, et c'était comme une caresse, un miracle, Maman n'est pas morte pour rien je me suis dit. Maman gagne toujours à la fin.
Aurais-je osé être une bonne mère devant maman ? Aurais-je pu lui faire cet affront ? Ou est-ce que j'aurais fait semblant, devant elle, d'être imprudente, gauche, logée à la même enseigne, m'appliquant à faire aussi mal qu'elle, comme quand j'ai eu quinze ans, que j'ai grandi et que j'ai commencé à me voûter pour ne pas énerver les amies de papa ? Peut-être que, pour ne pas lui faire de peine, je me serais appliquée, moi aussi, à lui faire couler des bains glacés, à l'habiller tout en noir, à lui donner du saucisson à trois mois et puis, deux ans plus tard, à l'envoyer à la crèche toute seule, comme une grande, débrouille-toi.
Et puis, est-ce que j'aurais pu la lui confier ? Pour une soirée ? Une semaine ? Des vacances ? Est-ce qu'elle m'aurait bluffée en étant plus raisonnable qu'avec moi, plus organisée, plus constante ? Peut-être que j'aurais été jalouse. Cet amour qu'elle ne m'a pas donné et qu'elle aurait gardé, intact, pour elle.