AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Einstbe


Il y a des livres, lorsque je les ai bien choisi, dont j'aime volontairement corner certaines pages qui me marquent pour y retourner plus tard, quand l'envie (parfois le besoin) me prend de les reconsulter, comme le pansement que l'on allait chercher dans la salle de bain après s'être écorché étant petit. Rages de chêne, rages de roseau, c'est ce sont quasiment ses 653 pages que j'ai envie de plier, pour casser l'angle droit de la page, pour me replonger perpétuellement dedans. 
Ça commence très fort, c'est d'ailleurs en lisant les premières pages sur l'Instagram P.O.L. que j'ai eu envie de le lire; une fois en librairie je n'ai même pas regardé le quatrième de couverture. Je ne connaissais pas Mathieu Lindon, je sortais de sept livres de Marie Darrieussecq, d'une lecture un peu sceptique de Un savoir gai (William Marx, Ed. de Minuit) et d'une entrée en matière pénible dans La divine comédie. J'ai tout arrêté, depuis trois jours Mathieu Lindon me tient en haleine, il y a tout et son contraire, il y a tout ce qui ma traverse l'esprit, il y a la justesse des mots, des mots qui font phrases, des phrases qui font paragraphe, des paragraphes qui font idées, hypothèse, qui avancent, vers quoi je ne sais pas encore — mais est-ce important quand déjà à la moitié du livre ma vie de lecteur est bouleversée ? 

Il n'y a pas de thème en général, ou alors, je n'arrive pas à le saisir, parce que moi non plus je « n'y comprend[s] et c'est une conquête », si ce n'est que la rage, que la solitude, que le dialogue, entre un(e) et autre avec tout ce que cela comporte d'incommunicabilité. Parce que oui il y a des dialogues, de théâtre ?, entre ces paragraphes, qui sont envolées et qui défendent, déroulent, tirent le fil d'une idée avec la justesse la plus exquise possible, avec tout ce que nous comportons d'ambivalence, de lutte, de désespoir, peut-être aussi d'espoir. Parfois on ne sait plus très bien où on est dans le paragraphe, quel était le sujet de début tellement les mots se sont emportés et nous transporté avec, mais on s'y retrouve, on se fond dans le paragraphe, on fait masse avec et on ferme les yeux à la fin pour inspirer en signe de remerciement, de prise de conscience que pour une fois, tout est dit avec une telle justesse que jamais on ne pourra le dire autrement.

Je ne crois pas qu'on puisse comparer ce livre avec d'autres, au niveau des idées probablement que oui, mais il s'agit bien d'une expérience littéraire, d'un laboratoire des mots et des maux du langage humain qui au détour d'une page vous fait sourire et vous émeut. J'appréhende désormais toutes mes futures lectures tellement celle-ci me transcende.

« Le royaume de la poussière est éternel, il est infini et nul n'est à l'abri, elle se pose sur l'or comme sur les idées, sur les hommes comme sur les livres et les planchers et le moindre bibelot, mais elle ne se pose pas elle attaque, elle contamine, c'est elle qui est sans cesse sur le point de donner un coup de torchon dont on se défend à coups de chiffon, c'est elle qui détruit, les idées tombent en poussière comme les amours et les souvenirs, comme les genoux et les coeurs et les cerveaux, la poussière ne vieillit pas, toujours là égale à elle-même à regarder passer les êtres et les civilisations, à les regarder s'abîmer sans recours, sournoise, qui ne paraît pas agressive, semble un moindre mal, un mauvais moment à passer mais pas si mauvais que ça et en fait à ne pas passer, d'une prévisibilité et d'une imprévisibilité implacable parce qu'on ne peut pas être le chiffon à la main à attendre qu'elle se dépose ici où là et on ne va pas inventer des radars pour signaler la trace d'un grain nord-nord-ouest et d'un autre sud-sud-est, la multiplication des petits grains, comme si on avait du mal à percevoir la poussière comme une masse, on ne la voit que tels de petits flocons dont il serait ridicule de craindre une avalanche, mais elle ne s'épuise jamais, on devrait la dévorer comme les enfants la neige ou la pluie, mais la poussière il faudrait l'avaler avec un verre d'eau, ça parait trop sec, trop étouffant, rien de bon à attendre, le mieux qu'on peut en espérer est de ne pas y être allergique, but exclusivement défensif, la poussière qui met la force en échec sans faire appel à la moindre intelligence, au moindre instinct de survie, la poussière est là et sur ou contre cette poussière le monde se développe, ou le monde est là et sur ou contre ce monde la poussière se développe, se développe ou ne se développe pas dans une indifférence absolue, éternellement semblable, insignifiante, poussière elle est poussière elle devient et redevient, un processus dans fin ni début, un mouvement perpétuel de poussière à poussière dans lequel on est pris, cette poussière que même le bébé ne dévore pas qui n'a pas semblable réticente envers ses pires excrétions, cette poussière qui ne fait pas peur mais tient à distance plus que tout au monde, qui fait peur cependant, mais peur de rien, qui symbolise la peur, la personnifie, la poussière contre laquelle on ne peut durablement rien faire, les chiens doivent flairer quand on est empoussiéré, ça fait leur donner des ailes ou au contraire, les faire fuir, comme s'ils ne voulaient pas en arriver là, à tomber là, poussière mon amie, poussière mon ennemie, qui s'en est jamais fait une alliée, une arme dans une lutte contre on ne sait quoi, contre une civilisation dont il faudrait hâter la fin, contre un pays qu'il faudrait dépoussiérer comme on le fait du plafond de la chapelle Sixtine ou d'une idée à remettre au goût du jour, qu'il faut remettre à idée du jour, à la poussière du jour, la vraie poussière, la radicale, celle qui bouche les oreilles et les narines, qui ne demande pas mieux que de s'attaquer à la bouche si on la laisse ouverte trop longtemps, celle pour qui chaque orifice est une destination, qui laisse ses traces sur les vêtements quand on en a et sinon sur la peau, amante invisible et détestée, qui n'apporte pas le moindre plaisir et dont on ne comprend pas lequel elle prend, la poussière comme une gravité, qui vous tombe dessus parce que c'est la loi, on ne peut pas l'éviter parce qu'il n'y a pas d'anarchisme dans ce monde-là, la poussière qui est une rage, la plus calme, la plus imperceptible qui soit. »
Commenter  J’apprécie          00







{* *}