Citations sur L'établi (63)
Le médecin du travail, tout le monde ici le hait. On l'appelle "le vétérinaire". "Il donnerait une aspirine à un mort", m'a dit Sadok, un jour qu'on l'avait renvoyé de l'infirmerie à l'atelier de soudure au bout d'un quart d'heure. Il était revenu pâle, épuisé, il se plaignait de maux de ventre et disait, en empoignant son chalumeau : "Ce docteur, c'est un salaud." Gravier, qui rôdait, l'avait entendu pester : "T'es pas content? La porte est ouverte. -Non, chef, ça va, j'ai rien dit..." Tous les ouvriers savent que les médecins de Citroën touchent des primes d'autant plus élevées qu'ils accordent peu d'arrêts de travail. Le rendement, pour eux, c'est de réexpédier systématiquement les malades à la chaine.
Comment ne pas être pris d’une envie de saccage ? Lequel d’entre nous ne rêve pas, par moments, de se venger de ces sales bagnoles insolentes, si paisibles, si lisses – si lisses !
Il y a toujours un « avant », comme pour les records sportifs : ici, on a supprimé un poste, là raccourci le temps d'une opération, ailleurs ajouté dix pièces à faire ; on trouve toujours à rogner une seconde, une minute, un mouvement : ça ne s'arrêtera donc jamais ?
Je découvrais cette autre routine de l’usine : être constamment exposé à l’agression des objets, tous les contacts désagréables, irritants, dangereux, avec les matériaux les plus diverses : tôles coupantes, ferrailles poussiéreuses, caoutchoucs, mazouts, surfaces graisseuses, échardes, produits chimiques qui vous attaquent la peau et vous brûlent les bronches. On s’habitue souvent, on ne s’immuniser jamais. (Page 40)
Quand on met un ouvrier à une place, on ne manque jamais cette occasion de le remettre à sa place.
A l'extérieur, l'"établissement" paraît spectaculaire, les journaux en font toute une légende. Vu de l'usine, ce n'est finalement pas grand-chose. Chacun de ceux qui travaillent ici a une histoire individuelle complexe, souvent plus passionnante et plus tourmentée que celle de l'étudiant qui s'est provisoirement fait ouvrier. Les bourgeois s'imaginent toujours avoir le monopole des itinéraires personnels.
Nous avons parmi nous des mouchards de toutes nationalités
J'entends déjà la phrase, cent fois répétée, cinglante. "Si t'as pas envie de travailler, retourne chez toi. On n'a pas besoin de fanéants, ici."
tout ce par quoi, dans ce dérisoire carré de résistance contre l'éternité vide qu'est le poste de travail, il y a encore des événements, même minuscules, il y a encore un temps, même monstrueusement étiré.
Comme je l'ai dit, c'est un mouvement continu, et qui paraît lent : la chaîne donne presque une illusion d'immobilité au premier coup d'oeil, et il faut fixer du regard une voiture précise pour la voir se déplacer, glisser progressivement d'un poste à l'autre. Comme il n'y a pas d'arrêt, c'est aux ouvriers de se mouvoir pour accompagner la voiture le temps de l'opération