AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Creisifiction


Deuxième volet d'une trilogie inspirée directement de l'expérience de l'auteur pendant la guerre d'Angola, en tant que médecin militaire, de 1971 à 1973. Avec «Mémoire d'Eléphant», «Le Cul de Judas» et «Connaissance de l'Enfer», publiés entre 1979 et 1980, Antonio Lobo Antunes bénéficiera assez rapidement d'une grande notoriété, reconnu comme étant un des auteurs les plus novateurs et importants de la littérature de langue portugaise contemporaine.
Des années plus tard, il déclarera : «un bon écrivain, c'est celui qui donne un ordre au délire». La matière première de OS CUS DE JUDAS semble être bien de cet nature-là, constituée par un flux ininterrompu de représentations mentales envahissantes, liées essentiellement aux souvenirs de guerre traumatiques de l'auteur-narrateur. Ne disposant par ailleurs de plus grand' chose qui puisse véritablement le raccrocher au présent, notamment suite à son divorce survenu peu de temps après son retour au Portugal, errant dans une «Lisbonne revisited» qu'il ne reconnaît plus et où les derniers relents nauséabonds du régime totalitaire de Salazar, juste avant sa chute définitive en 1974, empestent encore l'atmosphère et aiguisent son sentiment de révolte, le narrateur se voit malgré lui emporté par un torrent subjectif violent et désordonné, fait d'évocations douloureuses, de nihilisme et de déréliction de son être-dans-le-monde. Sa conscience s'épuise à tenter d'endiguer cette effrayante matière brute remontant par effraction, menaçant à tout moment de trouer irrémédiablement ce fragile tissu avec lequel nous essayons d'habiller quotidiennement le sentiment si délicat d'habiter le présent.
Par le truchement de l'écriture et d'une sorte de syntaxe baroque, propre aux âmes en perdition, l'auteur-narrateur recherche probablement une forme de catharsis, lui permettant de s'agripper à nouveau au moment présent et, pourquoi pas, de se projeter éventuellement dans un après-coup possible. Pourtant, en réactualisant ses souvenirs dans une superposition temporelle complexe, le présent ne peut provisoirement être conjugué qu'au futur du passé. de superbes constructions de paragraphes, hélicoïdales, époustouflantes, où les événements passés, présents et les projections futures du narrateur se confondent et s'entremêlent, parcourent ainsi ce récit, obligeant souvent le lecteur à y revenir pour être en mesure de savourer complètement toute la mystérieuse beauté qui s'en dégage. Ce sera en fin de compte par l'accumulation de figures de style, excessives, entortillées et fantasques, dans lesquels il enrobe ses souvenirs, suivant une esthétique dérisoire du désenchantement, que le narrateur cherchera à apaiser les blessures de son âme. Rien n'y fera pourtant : à chacune de ces tentatives maladroites d'exorcisme, il sera invariablement ramené aux mêmes territoires mentaux dévastés, aux mêmes zones d'ombre peuplées de morts et d'images douloureuses où son être profond s'obstine à camper.
Ainsi, aucune rédemption à l'horizon non plus pour le narrateur dans ce deuxième volume. Nous le retrouvons tel que dans «Mémoire d'Eléphant», encore prisonnier des barbelés qui avaient entouré le jeune médecin militaire terrorisé, retranché dans de positions militaires avancées, en ces culs de Judas situés au fin fond de l'Angola, particulièrement exposés aux attaques ennemies. Envoûté aussi, en même temps, par le souvenir toujours vivant des forces telluriques et vitales émanant du sol et des habitants du continent africain, forces omniprésentes malgré tous les ravages et les privations provoqués par guerre, et qui avaient exercé sur son esprit et son éducation européenne et bourgeoise une fascination dont il n'arrive plus à se départir. Aussi, OS CUS DE JUDAS poursuit et approfondit l'immersion entamée dans «Mémoire d'Eléphant».

Tout comme dans le premier roman de la trilogie, le présent et l'évènementiel n'ont guère d'importance ici. Rien ne se passe, rien ne peut se passer, ou très peu : des rencontres fortuites, des femmes de passage, une carrière professionnelle en stand by. Dans OS CUS DE JUDAS, l'intrigue se résumera encore davantage au strict minimum : un long discours adressé à une inconnue rencontrée dans un bar. Ou plutôt un long monologue (on n'entendra d'autres voix que celles du narrateur) d'où toute véritable notion d'altérité semble exclue. A un tel point que l'on finit tout de même par se demander si tout cela ne serait qu'un faux-semblant permettant au narrateur de trouver un fil rouge à ses délires et élucubrations solitaires et interminables...

En tant que lecteur, je poursuis, moi aussi médusé, la découverte de cette oeuvre convulsive, à la musicalité hypnotique et entêtante, sorte de ronde infernale, obsédante et redondante, qui, de par sa radicalité affichée et assumée, je peux le comprendre parfaitement, est susceptible d'éreinter les nerfs de certains lecteurs.
Si néanmoins, comme le prône à juste titre Antonio Lobo Antunes, un bon écrivain est celui qui saurait avant tout mettre de l'ordre à son délire, quel prodigieux auteur avons-nous là!! Quel art consommé à extraire de la beauté d'une âme à ce point asséchée par la désespérance, à puiser dans son sol rocailleux un tel lyrisme, aussi luxuriant que désabusé, aussi enivrant que vénéneux... ! Quelle ardeur ne couve-t-il sous cette couche de glace cérébrale et malgré tout protectrice, à l'intérieur de cette machinerie implacable et froide, créée par une syntaxe foisonnante, complexe, emberlificotée et s'employant à travestir systématiquement la douleur en dérision?
Pour pouvoir apprécier pleinement une telle oeuvre, il semble donc indispensable d'accepter d'être déconcerté par ce qui peut ressembler de prime abord à du désordre, à un style où la digression paraît avoir été érigée en principe général, mais qui révèlera, en filigrane, non seulement une extraordinaire acuité, mais aussi une sensibilité à fleur de peau et un formidable effort de pensée pour donner du sens et ordonner le chaos d'une réalité elle-même trop souvent borderline...


Commenter  J’apprécie          3310



Ont apprécié cette critique (31)voir plus




{* *}