Thomas Mann, un grand allemand, disait avoir perdu définitivement, à cause d'Hitler, tout respect des Allemands. Felix Geldern, un petit autrichien qui partageait l'avis du grand Allemand avant son retour à Vienne, se demandait maintenant si c'était admissible. Est-ce juste de refuser de comprendre, s'interrogeait-il, planté à côté d'un ouvreur chagrin, qui n'avait, lui, visiblement aucune compréhension pour ce spectateur coupable d'un grossier retard ? En a-t-on le droit ? Peut-on dire : je refuse de voir tes brûlures car tu les as méritées ? On ne remue pas le couteau dans la plaie, monsieur le professeur ? Sous le coup d'archet clair et puissant du violoniste, dans cette salle qui défiait toute idée de pesanteur, la réponse était presque encore plus évidente que la question. Un voyageur de passage en a peut-être le droit, quelqu'un dont ce n'est pas le pays ; mais qui aime son pays n'en a pas le droit, il se doit d' en être aussi le médecin. Même si nul ne l'a appelé.
Ils étaient si convaincus d’avoir souffert le martyre lors de leur émigration plus ou moins forcée (cabines de luxe sur le Queen Mary et le Normandie) qu’ils se posaient en victimes héroïques dans leurs suites au Plaza, leurs appartements au coin de la 5e Avenue et de la 68e Rue, leurs villégiatures au Lake Placid et leurs week-ends de golf au Westchester Country Club.
Comme lui ils étaient venus avec des témoins prêts à se porter garants qu’ils feraient de bons citoyens américains ; ils parlaient un anglais incorrect avec un fort accent ; ils étaient nerveux, appréhendant le quart d’heure suivant où seraient examinées leurs connaissances de l’Amérique. Tous sans exception étaient trop âgés pour être des élèves, on n’imaginait pas qu’ils aient encore un avenir, usés comme ils l’étaient. L’absurdité de les voir espérer contre toute raison quelque chose d’impossible et désirer pourtant non sans crainte se jeter dans cette entreprise désespérée rendait plus irrespirable encore cette salle extraordinairement hideuse.
Elle avait au menton et au cou des cicatrices qu’on ne voyait presque pas sous la poudre ; elle était tombée dans la cheminée quand elle était petite, et, déjà à l’époque, Joyce se souciait peu d’elle. Si elle avait été soignée à temps, les petites cicatrices blanches lui auraient été épargnées. Mais Joyce avait alors douze ans et elle deux. D’ailleurs, même si Joyce avait été adulte, elle aurait pensé, comme aujourd’hui, qu’appeler le médecin était une dépense inutile.