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Critique de Fandol


Plonger dans la lecture de la Mer Noire dans les Grands Lacs, c'est souffrir beaucoup et se désespérer devant tant de méchanceté et de crimes perpétrés par ces êtres que l'on dit humains.
Annie Lulu, pour son premier roman, affiche un goût exquis pour plusieurs langues, du roumain au kiswahili ou au lingala, en passant par le français, bien sûr. Elle qui est née à Iași, en Roumanie, d'un père congolais et d'une mère roumaine, exprime beaucoup de son vécu sans hésiter à s'en écarter pour les besoins du roman. C'est émouvant, déconcertant, très intriguant parfois. En tout cas, impossible de rester indifférent.
L'autrice donne ainsi la parole à Nili Makasi, née aussi à Iași, et qui, enceinte, s'adresse à son fils encore dans son ventre pour lui dire tout son amour et surtout lui parler.
Nili se trouve à Bukavu, au Congo, et commence à raconter tout ce qu'elle a subi, grandissant auprès d'une mère, Elena, qui ne voulait pas de cet enfant. Nili n'oubliera jamais cette phrase prononcée plusieurs fois par sa mère, entendue pendant son enfance : « J'aurais dû te noyer quand t'es née, j'aurais dû t'écraser avec une brique. » Réjouissant et très encourageant pour cette fille qui va grandir dans la Roumanie du Conducâtor, copain des dictateurs comme le maréchal assassin à la tête du Congo.
Justement, de ce Congo, ex-Zaïre, sont venus de nombreux étudiants comme Exaucé Makasi Motembe, le plus beau, le plus intelligent qui séduit cette belle jeune fille en première année de lettres à l'université. C'est lui le père de la narratrice qui est donc métisse. Cela lui vaudra quolibets, insultes que sa mère supporte mal et tente d'ignorer.
Quand la révolution roumaine amène le capitalisme, comme l'écrit Annie Lulu, Exaucé est contraint de rentrer au pays d'où il écrit de nombreuses lettres, d'abord à Elena puis à sa fille. Hélas, cette mère, prof de lettres à l'université, cache tous ces courriers à Nili qui, lorsqu'elle demande « Où est mon papa ? » subit une correction infligée par sa mère.
Puis, au fil des pages, la narratrice va d'une époque à l'autre, de Iași à Bucarest puis Paris où Nili commence à travailler sur sa thèse. Si elle se sent bien là, rien n'est simple car souffrances, douleurs, pessimisme abondent, ce qui rend ma lecture difficile, voire pénible.
Obsédée par la recherche de son père, Nili apprend le lingala car elle veut aller au Congo pour tenter de retrouver ce Makasi – mot qui, en lingala, signifie fort, puissant – ce père dont elle ne se souvient pas mais dont elle commence à retrouver des photos et dont elle insère quelques lettres retrouvées.
Comme des respirations, ces lettres me font le plus grand bien car elles permettent de connaître un peu mieux Exaucé Makasi et surtout commencer à comprendre ce qui s'est passé.
Allant au bout de sa quête, Nili Makasi abandonne ses études et part pour Kinshasa, ignorant par la même occasion la proposition de sa mère qui lui a trouvé un poste de professeure à l'université de Bucarest.
Si, à son arrivée sur le sol africain, elle ne reconnaît pas le Kinshasa des vidéos et des clips, elle est par contre très bien accueillie par sa grand-mère, ses tantes, ses oncles, ses cousines, toute la famille rassemblée. Elle retrouve même la chambre de son père, quelques objets familiers avant d'être plongée dans le désastre causé par la colonisation aux conséquences toujours bien réelles.
C'est un tableau réaliste, trop vrai et terrible que dresse l'autrice dans une écriture qui enfle, grandit, déborde et remue beaucoup. Nili va à Goma où son père est né. Elle est accueillie par Koffi, son oncle, dont la fille, Myiesi, va entraîner Nili dans la lucha, ce mouvement citoyen né à l'est de la République Démocratique du Congo, en 2012.
C'est là qu'Annie Lulu rend hommage à Luc Nkulula, jeune homme très engagé dans ce mouvement contestataire, réclamant pacifiquement des améliorations dans la vie quotidienne pour tous les Congolais. Hélas, la répression sévère, violente, a des conséquences dramatiques.
Au passage, Annie Lulu ressort de l'ombre les héros de l'indépendance de plusieurs pays africains : Thomas Sankara au Burkina-Faso, Samora Machel au Mozambique, Kimpa Vita dans ce qui deviendra l'Angola, au XVIIe siècle, Kwame Nkrumah au Ghana, Amilcar Cabral en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, et surtout Patrice Emery Lumumba au Congo.
Dans un glossaire très instructif, en fin d'ouvrage, Annie Lulu précise le sens de nombreux mots cités dans son livre, qu'ils soient empruntés au roumain ou au lingala ou encore au kiswahili, plus de très instructives références historiques. La Mer Noire dans les Grands Lacs qui a reçu le Prix Senghor, le Prix Louis Guilloux 2021 et le prix de la littérature de l'exil tout en étant finaliste du Prix Orange du livre, a été une lecture âpre, déconcertante, mais aussi enthousiasmante par moments.
Le réalisme de l'autrice est tellement prégnant qu'il en est souvent démoralisant. Aux côtés de Nili Makasi réunissant une partie du vécu d'Annie Lulu, j'ai beaucoup appris et je remercie Babelio ainsi que les éditions Pocket pour cette lecture fondamentalement originale.

Lien : https://notre-jardin-des-liv..
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