"...il lâche ses chiens sur nous et nous offre une tombe dans les airs
il joue avec les serpents il rêve la mort est un maître d'Allemagne
tes cheveux d'or Margarete
tes cheveux de cendre Sulamith"
(P.
Celan, "Fugue de Mort")
Il y a ce poème de
Paul Celan, "Todesfuge". Il y a des témoignages, des films, des romans... et tout cela est comme un bouclier poli qui reflète le visage de la Méduse. Seul le reflet peut être supportable, et peu de ceux qui ont regardé le monstre directement en face ont survécu. Arnošt Lustig est l'un d'eux.
Issu d'une famille juive pragoise, il passe par le camp de Terezín, avant que sa famille ne soit transportée à Auschwitz par des convois séparés. Plus tard, il va demander à un ami s'il n'a pas vu son père, et celui-ci répond seulement : "Il n'a pas pu enlever ses lunettes...". Pas besoin d'en dire plus. Ceux qui avaient des lunettes et des cheveux gris étaient immédiatement gazés.
Mais Arnošt est jeune; il se retrouve au camp de Buchenwald, où il fabrique des munitions pour la Wehrmacht dans des conditions atroces, puis il va réussir à s'échapper d'un convoi pour Dachau. Un miracle... Sa mère et sa soeur surviveront elles aussi. Mais toutes ces images et souvenirs délibérément refoulés vont ressortir plus tard dans ses livres. Quelqu'un a dit :"on ne revient jamais vraiment d'Auschwitz", et c'est pour ça qu'il est difficile de lire Lustig.
"Prière pour Katarzyna Horowitz" s'inspire de faits réels. Personne ne sait qui était vraiment cette femme qui a osé faire face à un officier nazi - une danseuse polonaise ? une actrice italienne ? - mais plusieurs témoignages, dont ceux des membres de l'ancien sonderkommando, confirment l'incident avec la jeune Juive qui a refusé de renoncer à sa dignité humaine.
C'est une histoire presque kafkaïenne; une histoire pleine d'absurdités, mirages, illusions et mensonges.
Une vingtaine de Juifs richissimes avec un passeport américain sont pris en otage en Italie et transportés à Auschwitz. Par un train confortable. Traités avec égards et respect, car le Reich a besoin d'argent. Retenus dans une petite synagogue, ils ne peuvent que deviner l'endroit où ils se trouvent : quelle est cette fumée noire omniprésente ? Une tannerie ? Une usine à briques ? Il y a des signes; de la part du tailleur juif qui fait le costume pour M. Cohen, ou de la part du rabbin de Łódź qui "voit des cendres" dans les yeux de Katarzyna, mais ce sont des choses impensables. Cela ne peut pas être... il vont bien quitter cet endroit pour retourner aux Etats-Unis.
Katarzyna est sauvée du transport par Herman Cohen, qui l'entend crier dehors. Une protégée ? Pourquoi pas. Un peu d'argent supplémentaire pour Friedrich Brenske, l'officier de la Gestapo qui va mener cette danse mortelle d'une main de maître.
"La mort est un maître d'Allemagne" : Brenske est un séducteur onctueux, un perfide manipulateur, Seigneur du Mensonge, comme on appelle parfois le Diable.
Toujours cette suavité graisseuse, ce semblant de respect, toujours de nouvelles promesses contrées par de nouveaux "problèmes"; et à chaque fois les vieux messieurs ressortent docilement leur carnet de chèques. Ils n'ont que trop envie de croire qu'au bout de tout cela se trouve vraiment la liberté. Parfois l'ignorance délibérée est préférable à la terrible vérité. Les remarques cyniques à double sens de Brenske sont insupportables pour le lecteur, mais semblent rassurantes aux otages, qui ne veulent pas admettre la réalité.
L'espace se rétrécit, et la danse macabre continue au son des cantiques de rabbin Dayem de Łódź, tragique gardien du séchoir à cheveux.
Le premier qui va rompre le pas est M. Rappaport-Lieben, qui va oser appeler le mensonge par son nom. Peut-être grâce à son expérience dans les abattoirs de Chicago ?
Et la deuxième sera Katarzyna.
"Cent fois courageuse, cent fois bonne, cent fois juste, cent fois belle..." sera le kaddish pour ceux qui sont morts sans prière, chanté par le rabbin de Łódź, sans que les Allemands y comprennent un seul mot. Comme une allégorie de désespoir, qui ne peut garder seulement ce qui est indestructible dans un être humain, avant que celui-ci ne soit privé de son humanité et réduit à un numéro sur une liste, un carnet de chèques, quelques dents en or et une poignée de cheveux pour rembourrer un matelas...
Je n'ai pas envie d'en parler davantage, mais pour ceux qui osent - lisez-le ! C'est un livre à cinq étoiles.