Je lui demande : "Me sentirai-je seule, tu crois ?"
Il sourit.
"Bien sur. Cela t'effraie ?
-Toi, tu te sens seul ?
- Bien sur.
- Mais tu nous as, nous.
- C'est vrai, J’ai Herpyllis pour quand j'ai froid, et Nico pour quand je veux rire. Et je t'ai toi, Pytho."
J'attends pendant qu'il réfléchit.
"Pour quand tu veux te souvenir de maman", dis-je, afin de nous ménager lui et moi.
Il a l'air surpris.
"Pour ça aussi, répond-il. Mais j'allais dire : je t'ai, ma Pytho, pour quand je veux penser a l'avenir."
Je me dresse sur la pointe des pieds et l'embrasse sur la joue. Il s’éclaircit la gorge et se précipite vers sa chambre.
Je demande : "Combien d'entre vous ont-ils des filles ? "
De nouveaux ce silence, le temps qu'ils absorbent le son de ma voix.
"Plusieurs d'entre nous", répond Akakios, quand il devient évident que les hommes ne daigneront pas lever la main.
"Savent-elles lire des livres ? Pas seulement les comptes de la maison. De vrais livres, j'entends."
Aucune réaction.
"En seraient-elles capables ? Si vous tentiez de leur apprendre ? Si un âne pouvait lire, serait-il mauvais de lui apprendre la lecture ?
- Serait-il mauvais de ne pas le faire ? rétorque Krios.
- L’âne vivrait-il plus mal pour autant ? interroge Akakios. Serait-il malheureux ?
- Ah, intervient mon père. Voila la question... "
Nous devons tous faire preuve de courage, déclare papa. Le pire ne dure jamais longtemps. Surtout quand on a envisagé toutes les options, et qu'on y est préparé.
Un enfant est une ligne lancée à l’aveugle dans le futur, déclare-t-il. Comme une idée, ou un livre : qui sait où ils retomberont, et ce qui naîtra d’eux ?
Il est prévu que nous visitions d’abord la ferme d’Euphranor – il a organisé un déjeuner sur place – puis celle de papa dans l’après-midi. Les terres agricoles d’Eubée semblent tirées d’un rêve : du vert et du doré, une longue allée d’arbres entre des champs sans fin, des coquelicots dans les fossés, des oiseaux sur les branches, des maisons aux formes étranges, agrandies de génération en génération, chacune leur ajoutant une ou deux pièces, embellies de clématites et de treilles de vigne. Des poules dans les cours, des chiens nous pourchassant au long du chemin. Nous entrons dans la propriété d’Euphranor ; un vieillard émerge de l’ombre d’une porte pour nous accueillir. Il n’a plus de dents.