Il vaut mieux avoir lu le premier tome de la série (Kabuki : Circle of Blood) avant de lire celui-ci, mais ce n'est pas indispensable.
Kabuki est une tueuse surentraînée qui travaillait pour le Noh, une organisation secrète japonaise. Elle a décidé de quitter cette organisation et suite à des affrontements brutaux, elle est en train de perdre beaucoup de sang sur la tombe de sa mère. Ce tome ne raconte pas une histoire dans le sens où le lecteur serait amené à suivre des séquences d'actions et de dialogues. Ce tome est une suite de rêveries, divagations et délires du personnage principal. Kabuki est libérée de la structure qui a façonné et donné sens à sa vie. Elle doit trouver une nouvelle raison d'être et pour cela elle interroge ses souvenirs, ses sensations et ses convictions dans un flux de pensées soumis à l'affaiblissement dû à la perte de sang.
À la lecture de ce résumé, vous aurez compris que ce comics sort du moule habituel et qu'il n'est pas pour tout le monde. Certes
David Mack insère quelques clichés propres aux comics : le costume de Kabuki évoque de loin celui d'un superhéros, d'autant plus qu'elle porte un masque. Certes le métier de Kabuki (assassin d'une organisation secrète) peut faire croire que le sang va couler à flots et que l'ombre de Frank Castle plane sur le récit. Mais dès le tome précédent, Mack s'était attaché à faire de Kabuki une personne avec son histoire, ses valeurs et interrogations. Dans "Dreams", Kabuki doit changer de paradigme. Elle a quitté le Noh et sa vision du monde est devenue incompatible avec ce qu'on lui a enseigné. Elle doit donc passer par une phase d'introspection pour se construire une nouvelle vision du monde dans lequel elle évolue. le thème de ce récit est donc celui du changement de vie au travers d'une remise en question fondamentale.
Le moins qu'on puisse dire est que l'objectif de ce jeune créateur est très ambitieux, déraisonnablement ambitieux même. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que
David Mack à les moyens de ses ambitions. Ce monsieur maîtrise quantité de techniques graphiques avec un sens développé de la composition sophistiquée. La quatrième page de l'histoire se décompose en 8 cases sur un fond violet et bleu. de prime abord, le lecteur perçoit la page comme un tout : un visage découpé en 8 cases et légèrement déformé. Puis la lecture de la page commence avec la première case en haut à gauche. Il s'agit de très fines traces de peintures sur ce fond bleuté. le texte évoque la pluie en train de laver ce sur quoi elle tombe. Et si je regarde à nouveau la page en entier, je constate que ces quelques trainées évoquent également la chevelure de Kabuki. La deuxième comporte l'oeil droit de Kabuki, ainsi qu'une partie des cicatrices qui la défigure qui semble avoir été comme délavées par la pluie de la case précédente. La troisième case ressemble à un soleil maladroitement gribouillé par un enfant, elle évoque l'autre oeil de Kabuki, ainsi que les graffitis mentionnés par le texte. Cette forme étrange provoque l'attention du lecteur et constitue un motif qui reviendra plusieurs pages plus loin avec une autre signification. La quatrième case correspond à l'image d'un officiel issu du japon féodal, délavé par le temps et la pluie. Cette image s'insère parfaitement dans la narration du texte et elle sert également de motif récurrent lié à la tradition au cours du récit. Les 4 cases inférieures relèvent d'un même niveau de composition très élaboré où s'entremêle la voix intérieure de Kabuki, les images associées par la mémoire à ce train de pensées et les concepts culturels et philosophiques sous-jacents.
David Mack fait de cette introspection un mélange de poésie et de philosophie, de réflexions personnelles et d'associations graphiques intuitives. Il utilise des motifs récurrents (un papillon, le motif d'une étoffe) pour faire apparaître des liens visuels entre différents éléments de la narration. Il utilise les collages et le mélange des styles pour rendre compte du cheminement intuitif et des associations d'idées effectuées par Kabuki. Ce qui sépare Mack des adeptes du collage et montage, c'est que le lecteur perd rarement le fil du récit et que chaque élément graphique de ces compositions élaborées fait sens. le lecteur n'a pas l'impression qu'il a pioché sur sa table de travail pour coller ce qu'il avait pu récupérer par ci ou par là. Il compose des pages magnifiques en fonction de son scénario, de l'histoire qu'il raconte. Ce n'est qu'à de très rares occasions qu'il m'est arrivé de ne pas comprendre le visuel. Ce tome se lit comme un livre de poésie bien construit. La trame narrative est rigoureuse et savamment mise en pages. Les inventions visuelles foisonnent tout en restant au service du récit, sans jamais tomber dans le démonstratif.
Je suis content d'avoir fait l'effort d'investir du temps dans la découverte de cette série. Il faut du temps pour pénétrer dans cet univers. Il faut du temps pour changer de mode de lecture et trouver la bonne manière de laisser les associations d'idées accéder jusqu'à notre cerveau. Il faut du temps pour lire les illustrations et découvrir les sens qu'elles recèlent. Ce voyage vous emmène au travers d'une remise en cause, d'un questionnement, de doutes par lesquels tout le monde passe un jour où l'autre.
David Mack continue à nous raconter l'histoire de cette femme éduquée pour tuer dont la vie intérieure est compliquée et très riche. Kabuki est une personne à part entière. Mack nous fait ressentir une grande empathie pour elle à travers le partage de ses sentiments et de ses sensations. Je ne connais que très peu d'auteur qui disposent d'une telle technicité, capable d'utiliser tout le registre de la palette visuelle (telle que définie par
Scott McCloud dans Understanding Comics), de brouiller la frontière entre les mots et les images, de donner une apparence visuelle à des sensations et des concepts. Je ne connais que lui qui soit capable d'écrire un poème en bandes dessinées tout en racontant une histoire sur la base de visuels enchanteurs.
Les tomes de Kabuki se lisent dans l'ordre suivant : (1) Kabuki : Circle of Blood, (2)
Kabuki : Dreams, (3) Kabuki : Mask of the Noh, (4) Kabuki : Skin Deep, (5) Kabuki : Metamorphosis, (6) Kabuki : Scarab : Lost in Translation (7) et
Kabuki : The Alchemy.