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Critique de AnnaCan


« À cet instant de ma jeunesse, le verbe « vivre » a changé de sens. Il exprimait désormais le destin de ceux qui avaient réussi à atteindre la mer des Chantars. »

Le narrateur, un jeune orphelin auquel le régime soviétique a fourni, après l'avoir privé de ses parents, une éducation et une formation en géodésie, va, par la grâce d'une rencontre avec un mystérieux inconnu, comprendre fondamentalement deux choses : que la vie qu'il mène, lui et ses semblables, est une comédie, une bouffonnerie, un théâtre, un vie « déformée par une haine inusable et la violence devenue un art de vivre, embourbée dans les mensonges pieux et l'obscène vérité des guerres »; qu'une autre vie est possible, dépouillée à l'extrême et centrée sur l'essentiel, une vie d'exilé, de banni, de naufragé, une vie surtout loin, très loin du commerce des hommes.

Cette découverte, il la doit à un homme rencontré à Tougour, un minuscule village situé aux confins de l'Extrême-Orient, un homme dont l'aura et le mystère le fascinent d'emblée :

« Son étrangeté faisait pressentir une densité insolite des heures, l'effacement des noms donnés aux êtres et aux objets… »

Cet homme, c'est Pavel Gatsev, un ancien militaire dont la vie a entièrement basculé une vingtaine d'années plus tôt en 1952, à la veille de la mort de celui qui faisait alors régner une terreur absolue sur le plus vaste empire de l'après-guerre : Joseph Staline. Alors qu'il venait de rejoindre son cantonnement, un endroit perdu dans la taïga d'Extrême-Orient où se déroulait la simulation de la Troisième Guerre mondiale, Pavel se retrouva embarqué avec une équipe réduite dans la traque d'un criminel évadé d'un camp de prisonniers voisin.
Cette traque, durant laquelle Pavel oscille entre l'obéissance, la soumission à l'ordre établi, la volonté de se faire bien voir de ses chefs, et le désir d'aider le fugitif, l'espoir qu'il s'en sorte en dépit de tout, en dépit surtout de lui-même car il sait que si la mission échoue, c'est à lui, le maillon faible, que l'on fera porter le chapeau, est un récit d'apprentissage en accéléré : la peur, la lâcheté, la soumission, la prédation y côtoient le courage, la générosité et l'altruisme au sein d'une nature sauvage et souveraine qui, par sa seule présence, rend la comédie humaine définitivement dérisoire et pathétiquement grotesque :

« Un gamin s'étonnerait : pourquoi tout cela ? Dans cette belle taïga, sous ce ciel plein d'étoiles. L'adulte ne s'étonne pas, il trouve une explication : la guerre, les ennemis du peuple… Et quand ça devient vraiment invivable, il te parle de Dieu, de l'espérance ! »

Le hasard a voulu que je lise L'archipel d'une autre vie juste après J'ai épousé un communiste de Philip Roth, et j'ai eu souvent le sentiment que ces deux livres entraient en résonance l'un avec l'autre. Les idéologies, le fantasme de pureté qui les sous-tend, les ravages qu'elles provoquent occupent une place prépondérante dans le livre de Roth. de même l'idéologie communiste et sa volonté démentielle de forger un homme nouveau sont au coeur du livre de Makine.
Incarné jusqu'à l'absurde par le capitaine Louskass, auto-proclamé garant de la pureté idéologique qui, « si ç'avait été en son pouvoir, aurait redressé tous les troncs tordus dans la taïga des environs », le désir de perfection absolue prend, chez Roth, les traits de Johnny O'Day, un homme pour qui le combat et la cause communiste l'emportent sur toute autre considération :
« Le fanatisme lui donnait l'apparence d'un homme incarcéré dans son corps pour y purger la lourde peine qu'était sa vie. »

Les deux romans s'interrogent chacun à leur manière sur le sens de la vie humaine et semblent s'accorder sur le fait que nos vies sont une longue suite d'erreurs lourdes de conséquences, de malentendus et d'illusions tenaces. Aucune foi, aucune croyance dans l'au-delà ne viennent secourir l'homme arraché par les circonstances au « confort des jeux humains ». Son salut, il ne peut l'attendre que de lui-même. Soit il s'effondre définitivement après avoir touché le fond, soit il gagne une chose très rare et très précieuse : la liberté, la vraie, celle qu'infiniment peu d'hommes et de femmes expérimentent un jour, l'absence totale de peur, le suprême détachement :

« Il faut toucher le fond, Pavel, c'est la meilleure chose qui puisse arriver à un homme. Après ma première année de prison, j'ai commencé à éprouver cette liberté-là. Oui, la liberté ! Ils pouvaient m'envoyer dans un camp au régime plus sévère, me torturer, me tuer. Cela ne me concernait pas. Leur monde ne me concernait pas, car ce n'était qu'un jeu et je n'étais plus un joueur. »

Merci à Isi (@Isidoreinthedark) de m'avoir donné l'envie de lire ce très beau livre.
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