Ces gamins me font encore plus de peine que les vieux de mon âge : nous au moins avons tous une fissure béante, professionnelle ou familiale, pour justifier nos handicaps sociaux et l’appel du gouffre. Eux n’ont pour seul passeport vers le fond que le rejet d’une société qui n’a pas voulu de leurs différences ou difficultés à rentrer dans le moule au chausse-pied.
Je ne connais rien à la hiérarchie du pavé, mais Yuliya me semblait n’être jamais montée en grade. La bonne copine, toujours, même dans un monde où la couverture à tirer pour soi se fait rare. J’avais rapidement remarqué ça. Au début, elle traînait dans le sillage d’une grande brune aux yeux d’aigle, disparue depuis des écrans radars. Puis la direction du groupe était tombée sous le joug de cette fausse rousse, fausse gazelle, faux sourire. Celle-là semblait chercher le galon là où Yuliya n’aspirait qu’au moins moche. Nous ne nous l’étions jamais dit, mais nos échanges muets parlaient de la même chose : d’un futur un brin complaisant qui accepterait d’inscrire les rêves d’hier à l’ardoise du jour.
Elle est belle au creux de la main. On la connaît bien, mais elle tombe rarement. Une pièce de deux euros, avec son cœur d’or serti de promesses d’argent. Le mec qui me l’a tendue n’a même pas l’air sympathique. C’est mieux. Des fois leurs yeux de cockers apitoyés rendent le merci encore plus douloureux. La manche, au début c’est un métier. Mais lorsqu’elle devient la seule alternative au saut sur les rails, lorsque votre dernier souffle ne tient plus qu’à son fil, c’est plus à la lancinance d’une rage de dents qu’elle s’apparente. Les miennes me font d’ailleurs atrocement souffrir. Les soigner ? Avec quoi… Deux euros : à peine une mauvaise bière pour les anesthésier un peu.