L'expérience du quotidien niée par ce que nous voudrions qu'elle soit, que vient nier à son tour ce que nous espérons qu'elle est en réalité.
La lecture est une conversation. Des fous se lancent dans des dialogues imaginaires dont ils entendent l'écho quelque part dans leur tête ; les lecteurs se lancent dans un dialogue similaire, provoqué par les mots sur une page. Si, le plus souvent, la réaction du lecteur n'est pas consignée, il arrive aussi qu'un lecteur éprouve le besoin de prendre un crayon et de répondre dans les marges d'un texte.
Pour qu'un livre nous touche, il faut sans doute qu'il s'établisse entre notre expérience et celle de la fiction - entre les deux imaginations, la nôtre et celle qui se déploie sur la page - un lien fait de coïncidences.
PIcasso disait que tout était miracle et que c'était un miracle de ne pas fondre dans son bain.
Sans doute est-ce pour cela que nous lisons, pour cela que dans les périodes de ténèbres nous revenons aux livres: afin de trouver des mots pour ce que nous savons déjà.
Ce matin, en regardant les livres sur mes étagères, je me disais qu'ils n'ont pas conscience de mon existence. Ils ne prennent vie que parce que je les ouvre et tourne leurs pages, et pourtant ils ne savent pas que je suis leur lecteur.
Je n'aime pas qu'on me résume un livre. Tentez-moi à l'aide d'un titre, d'une scène, d'une citation, oui, mais pas de toute l'histoire. Amis enthousiastes, quatrièmes de couverture, enseignants et histoires de la littérature sabotent une grande partie de notre plaisir de lecture en révélant l'intrigue. Et, l'âge venant, la mémoire aussi peut gâcher le plaisir d'ignorer ce qui va se passer. Je me rappelle à peine ce que c'était de ne pas savoir que le docteur Jekyll et Mr Hyde étaient une même personne, ni que Robinson Crusoë allait rencontrer Vendredi.
Nous lisons ce que nous avons envie de lire, pas ce que l'auteur a écrit.
Je me sens mal à l'aise quand j'ai chez moi des livres appartenant à quelqu'un d'autre. J'ai envie soit de les voler, soit de les renvoyer sans attendre. Un livre emprunté, c'est un peu comme un visiteur qui s'incruste. Les lire en sachant qu'ils ne sont pas à moi me donne l'impression d'une chose non terminée, qui ne procure qu'un demi plaisir. C'est vrai aussi des livres de bibliothèque.
Les vieux truismes restent valables : la violence engendre la violence, tout pouvoir est abusif, le fanatisme quel qu'il soit est ennemi de la raison, la propagande est propagande même lorsqu'elle se propose de nous mobiliser contre l'iniquité, la guerre n'est jamais glorieuse sauf aux yeux des vainqueurs qui croient que Dieu assiste les grandes armées.
Sans doute est-ce pour cela que nous lisons, pour cela que dans les périodes de ténèbres nous revenons aux livres : afin de trouver des mots pour ce que nous savons déjà.