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Critique de Pasoa


Je connaissais l'histoire, le destin de Missak Manouchian, mais j'ignorais que cet immigré apatride, arrivé en France en 1915, fuyant le génocide arménien, engagé dans la Résistance dans le mouvement des FTP-MOI* et fusillé par l'occupant allemand au Mont Valérien, était l'auteur d'une oeuvre poétique.

« Ivre d'un grand rêve de liberté » contient des poèmes écrits entre 1924 et 1935. Missak Manouchian évoque dans une écriture pleine de sensibilité son exil, son arrivée en France et avec lui, tous les idéaux de la jeunesse. Il décrit aussi ce qui connaîtra plus tard de désillusion et de la nostalgie grandissante de l'Arménie, c'est le moment des tourments et de l'affliction. À Paris, il fait la connaissance des membres de la communauté arménienne, certains influents, suit des cours en auditeur libre à la Sorbonne. Dans ses poèmes, il parle aussi de ses amours et de plus en plus du sentiment de classe qui domine l'époque. de là va naître son engagement politique et son adhésion au Parti communiste. C'est naturellement plus tard qu'il rejoindra les mouvements de la Résistance.

Ce recueil des poèmes de Missak Manouchian est en tout point remarquable. L'introduction de Didier Daeninckx et le propos du traducteur Stéphane Cermakian se complètent et disent tout de la personnalité de Missak Manouchian, du contexte de l'époque, de ses influences (Baudelaire, Rimbaud et les symbolistes) et de ses références en poésie. Avec ce double propos, se confirme l'image d'un jeune homme tourmenté, en proie au doute, mais aussi épris d'idéal, dévoué jusqu'à l'engagement.


« Combat -

Comme d'exquises liqueurs dans une coupe fermée
Au contact de l'air libre deviennent peu à peu amères,
Les désirs et amours de mon âme dans le combat de la vie
Se changent en haine à la lumière de ma conscience...

Quand mes pensées sont sans cesse frappées rudement
Sur l'enclume de la privation et de la misère quotidienne,
L'incendie de la colère et de la mûre vengeance, porteur
D'espoir, s'enflamme vivement d'une fougue enragée...

Une allégresse illimitée me comble tout à coup,
Avec les baisers de mon amour je désire donner en tout lieu
Ce feu brûlant de haine, de vengeance, de rancune,
Nourrir abondamment de ce feu ranimé les âmes souffrantes.

Pour que meurent en elles les patiences endolories par l'esclavage
Et tous les dieux aveugles nourrissant un sombre espoir...
Pour qu'elles aussi aiguisent leurs épées, plantées fermement
Dans le creuset de l'amertume, avec l'exigence d'une vie libre ! »**


Bien qu'il ait cessé d'écrire des poèmes dès 1935, Missak Manouchian fait partie, avec René Char, Robert Desnos, Louis Aragon, Paul Éluard et beaucoup d'autres, de ces poètes qui sont entrés en résistance contre l'occupant, avec la liberté et son pays accrochés au coeur.

Les poèmes de Missak Manouchian, s'ils apparaissent comme le récit de la vie d'un homme au destin incomparable, d'une époque sombre de notre histoire, ils sont aussi l'autoportrait d'un idéaliste porté vers l'engagement, d'une conscience libre, d'un résistant à part entière (le portrait d'un homme que met en lumière " Strophes pour se souvenir", le magnifique poème de Louis Aragon mis en exergue du livre).
Idéal, liberté, engagement, résistance, des notions devenues quelque peu étrangères à notre temps, à notre monde en perte de sens et d'unité.

Missak Manouchian n'a alors que 15 ans lorsqu'il commence l'écriture du poème Vers la France. Il le terminera l'année suivante, juste avant d'arriver ce qui sera son pays d'adoption. Si ce poème a tout d'une confession intime, il a aussi les accents d'une ode à la vie :


« Les voiles de la nuit partout éparpillée sont tombées en silence
Du corps découvert de la Méditerranée gorgée de soleil ;
Telle la coupole arrondie du temple, le ciel constellé
Est descendu sur la mer dans l'horizon illimité.

Un léger zéphyr recueille les parfums de l'eau au goût de sel
Et en imprègne mes cheveux et mon visage à toute heure...
Avec ses flancs de fer échoués dans les replis des eaux tièdes,
Le bateau illuminé fend les couches d'obscurité en leur milieu.

Et comme l'élan du bateau toujours propulsé vers l'avant
Dans les profondeurs de la nuit marine, les eaux écumantes
Captives d'un mystère disséminé et qui vont de l'avant de
leur course folle,
Ainsi vient mon esprit et va mon âme en un reflux enfiévré.

J'ai laissé derrière moi mon enfance au soleil nourrie de nature,
Et ma noire condition d'orphelin tissée de misère et de privation ;
Je suis encore adolescent ivre d'un rêve de livre et de papier,
Je m'en vais mûrir par le labeur de la conscience et de la vie.

Le désir est infini et semblable à cette mer illimitée ;
Inexplicable, comme le mystère insondable des ténèbres...
Je désire jouir de la lumière de la sagesse et de l'art, et du vin
Et arracher dans le grand combat de la vie de précieux lauriers...»



(*) FTP-MOI : Francs-tireurs et partisans – Main-d'oeuvre immigrée.
(**) poème écrit à Paris, le 29 mai 1934.

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