Le sel de ma vie

Il faut reconnaître, disait Armelle, qu’Annette a toujours eu un défaut : elle est curieuse. Entrée chez mes parents sitôt notre naissance, à Jean-Pierre et à moi, ne vivant que pour nous, elle désirait se tenir au courant du moindre événement familial. Je ne sais comment elle s’y prenait, si elle possède une ouïe exceptionnellement fine, le fait est qu’elle arrive à capter les conversations les plus secrètes. Elle connaissait, dès l’instant où ils les prenaient, les décisions de nos parents. Bien avant moi, elle savait que l’on m’opérerait de l’appendicite un certain printemps. Bien avant Jean-Pierre, qu’il entrerait au collège à la rentrée. Je dois ajouter que, au grand jamais, elle ne cancanait, ni avec d’autres domestiques ni au dehors. Elle renfermait toutes ses acquisitions en elle-même et s’en délectait. Laurence observait à quel point Armelle, faisant cet exposé, se montrait naturelle. Soudain, le délicieux visage s’obscurcit.

Exact que trop de sédatifs, trop de somnifères peuvent devenir nocifs à la longue. Mme Adèle, désirant avant tout l’équilibre nerveux de sa nièce, et n’ayant, naturellement, pas de notions médicales, a pu, dans une certaine mesure, m’influencer… Si votre charmante fiancée, douée d’un jugement perspicace, et qui a merveilleusement réussi auprès d’Armelle, juge, comme elle me l’a dit elle-même, qu’on peut atténuer une médication, qui, en effet, hum… est à la limite, pourquoi le taire à Mme Adèle ?

Ne me croyez pas égarée. Ils prétendent que j’ai une obsession. Non, c’est un pressentiment. Jean-Pierre vit. C’est possible, qu’il ait été blessé dans le naufrage. Il est malade… Ses sauveteurs ne savent pas son nom. Mais il vit. S’il meurt, je le saurai, tout de suite, en korrigane et en jumelle. Ce sera terrible, il tient à moi comme y tiennent ma jambe ou mon bras. On ne me les arracherait pas sans me faire souffrir.

Les sentiments des gens sortent d’eux comme des odeurs. Pourquoi cette femme me redoute-t-elle et me déteste-t-elle à la fois ? Elle est fausse et méchante… C’est certainement vrai qu’elle a dérobé de l’argent chez les châtelains de Kerroch. On n’a pu le prouver. Le pays en était convaincu. Depuis, personne ne l’engageait plus.

 Il mérite d’être heureux, avec du luxe, la possibilité d’être oisif. Il lui faut l’héritage et le manoir. Il les aura, dussé-je me damner. »

Personne, dans son entourage, ne devinait la passion de cette femme impérative et sèche pour ce garçon indolent et narquois.