Il était allé jusqu’à se demander si l’assassin ne s’était pas tranché la gorge tout seul, pour maquiller son suicide en meurtre. Sauf qu’aucun couteau ne se trouvait autour de son cadavre. Quand Mazenc avait débarqué sur la scène du crime, le sang n’avait pas eu le temps de refroidir. Le coupable s’était volatilisé. Son arme blanche aussi.
Les enquêtes lui manquaient, il devait se l’avouer. Il avait pourtant plein d’occasions de se montrer professionnel: cambriolages dans des chalets, querelles conjugales, accidents en état d’ivresse, bagarres… On ne pouvait pas appeler ça anodin. Il s’attaquait à la vraie vie, les yeux dans les yeux. Il gérait la crasse quotidienne. Mais à cela aussi, il s’était habitué. Les mêmes problèmes revenaient sans cesse. Les imbéciles manquent d’imagination.
Malgré ses échecs personnels, Steve avait compris qu’il était entré à la Sûreté pour jouer au chat et à la souris. On se connaissait des deux bords, on se côtoyait à l’occasion, on se courait après. Il fallait trouver la faille. Une bonne enquête vous y menait. Remonter une piste, déduire, creuser; voilà ce qui l’allumait.
La patience n’est jamais une vertu dans la police, mais hors mandat officiel, Mazenc ne pouvait pas exiger plus de Chevalet. Il réprima une grimace et accepta. De toute façon, il ne pourrait rien entreprendre avant cela. Et il n’y avait aucune urgence. Le pollueur semblait parti pour récidiver.
Le tueur en série n’avait jamais récidivé après le cinquième égorgé. Comme s’il avait atteint son quota. Le seul effet visible de son carnage avait été cette nuée de journalistes excités, tel un essaim d’abeilles en quête d’une ruche vide. Les curieux aussi avaient afflué.
Ce deuxième échec l’avait jeté à terre. Il avait pris ça comme le signe d’une malédiction. Son passé l’avait rattrapé, et il avait senti un changement d’attitude de la part de ses collègues, même si personne ne l’avait jamais blâmé.
Depuis ses débuts comme détective, Steve Mazenc souffrait du syndrome du coït interrompu, ce qui n’avait rien de sexuel: il ne parvenait jamais à ses fins malgré un travail méticuleux et même plutôt inspiré. Les événements s’accéléraient toujours soudainement avant son arrivée, et il manquait son coup. Ses frustrations se multipliaient.
Aucun doute: le pollueur passait bien au chant du coq. Une trace de pneus visible dans la gravelle détrempée indiquait le type de véhicule qu’il conduisait: un VTT. On pouvait aussi deviner qu’il roulait en direction du village. Steve saisit le contenant, le broya, souleva le couvercle du bac bleu et le laissa tomber dedans. Il n’avait plus envie de se doucher. Le pollueur l’exaspérait. Il n’avait pas besoin de ça juste avant son congé. Il ne voulait que la sainte paix. Il s’était installé loin du village pour ne voir personne, alors qu’on le laisse tranquille! Mazenc soupira profondément. Ces canettes l’agaçaient beaucoup trop, c’était disproportionné, mais plus fort que lui. Il avait planifié sa semaine de vacances pour que rien ne l’occupe. Cesser de penser, si c’était possible. Il avait donc intérêt à se débarrasser au plus vite de son obsession naissante. Il se connaissait trop bien. S’il n’agissait pas maintenant, ça finirait en insomnie.
À force de côtoyer des malpropres, il avait fini par se résigner à les classer parmi les gens foutus. Ceux qu’on ne peut pas raisonner, équipés d’un cerveau hermétique à toute nouvelle donnée.
En nageant, il ne put s’empêcher de repenser aux quatre canettes de Red Bull qu’il avait trouvées, toutes au même endroit, toujours bien visibles. Le gars qui les balançait – Mazenc n’imaginait pas une femme faire ça – ne cherchait pas à les cacher. Plutôt le contraire: le genre d’impudent qui revendique son incivilité. Le type devait ouvrir son Red Bull en s’installant derrière son volant et commencer à boire en démarrant
Le truc, c’est de se vider la tête. Ne plus penser. Éviter surtout de réfléchir à une affaire en cours, ou même à la météo. Certains écoutent une liste de chansons pour s’imposer un rythme ou se laisser guider. Steve Mazenc en était incapable.