Croire aux fauves

Je me dis qu'il vaut mieux que j'accepte mon inadéquation, que je m'arrime à mon mystère. Les bateaux flottent et je me rappelle les instants de fulgurance après le combat. L'évidence de la forêt, l'évidence qui fait que je décide de ne pas mourir.

Je souhaite tellement sortir de ce dehors et rejoindre l'intérieur de la forêt que j'oublie où je me trouve, dans un monde potentiellement habité et parcouru par d'autres êtres vivants. J'oublie, c'est aussi simple que cela. Comment puis-je oublier ? Je me demande aujourd'hui. C'est le glacier dans mon dos, la Nature de Nikolaï et Lanna et la pierraille à perte de vue, c'est la tempête de ces derniers jours, l'enfermement dans la tente au col de l'anxiété de ne pas pouvoir redescendre des volcans. C'est cette rivière bouillonnante plus faut qui a failli nous emporter, l'empressement puis le relâchement une fois sortis d'affaire. C'est la fatigue, la peur et la tension, tout ça qui se désagrège dans un même mouvement. C'est ma mélancolie intérieure, que même l'expédition la plus lointaine n'a pu guérir.

C'est tout cela à la fois, mais ce ne sont pas les raisons de l'oubli ; ce ne sont que les circonstances. Les raisons, elles, appartiennent au temps du rêve et ne se laissent saisir que fugacement la nuit dans le noir le plus profond.

Je dis qu'il y a quelque chose d'invisible, qui pousse nos vies vers l'inattendu.

Que mon monde ait été largement altéré avant cette rencontre est indéniable. "Une altération du rapport au monde", c'est comme ça que l'on désigne la folie de manière savante.

L'enfant possède une chose que l'adulte cherche désespérément tout au long de son existence : un refuge. Ce sont les parois de l'utérus avec tous les nutriments affluant quotidiennement qu'il faut arriver à reconstruire autour de soi. J'ai l'étrange impression que lorsque l'on échoue, le monde cherche à nous y remettre par un coup du sort, quelque chose du dehors nous rappelle à la vie intérieure en nous enfermant dans un huit clos a priori lugubre, mais en réalité salvateur.

Tais-toi. Tu es toi. Tuer toi. Pourquoi pas. Tout est permis, lorsqu'on renaît de ses cendres.

Il y a des choses que je ne saurais jamais, c'est une évidence. Ce qui ne veut pas dire qu'il faille renoncer, renoncer à l'exigence de comprendre plus loin.

A bien y repenser, l'inadéquation de l'échelle [de douleur, à l'hôpital] est contenue dans son application même : il y a quelque chose de surréaliste à devoir en passer par une mesure si rationnelle et codifiée pour se voir administrer une drogue qui, dans le meilleur des cas, va nous envoyer dans des nimbes ingouvernables.

A ce stade de la nuit, ni le vrai ni le juste ne m'étaient accessibles. Mais le sont-ils jamais ?

Je me sens comme un animal sauvage qu'on aurait attrapé et placé sous un néon blafard afin de l'observer à la loupe. Tout hurle en moi, les lumières blanches des halogènes me brûlent les yeux, la peau. Je voudrais disparaître, je voudrais retourner dans la nuit arctique, sans soleil et sans électricité, je pense aux bougies, ce serait tellement plus doux si je pouvais me cacher. Je me ressaisis la nuit, quand tout s'éteint enfin, quand les allées et venues cessent. Je fixe un point dans le noir, je pars sous la terre, je parle à mon ours.