Citations sur Les Thibault, tome 2 (2/3) : La Mort du père - L'Eté 1914 (29)
Je sais de reste que nos besoins, le plus souvent, créent eux-mêmes leurs remèdes ; et je conviens volontiers que, chez la plupart des êtres, le besoin de croire est tellement impérieux, instinctif, qu'ils ne se préoccupent guère de savoir si ce qu'ils croient mérite d'être cru : ils baptisent vérité tout ce vers quoi les jette leur besoin de foi...
Je vous affirme, moi, que je ne dois rien à l'Eglise. Mon intelligence, ma volonté, mon caractère, se sont développés en dehors de la religion. Je puis même dire : en opposition avec elle. Je me sens aussi détaché de la mythologie chrétienne que de la mythologie païenne. Religion, superstition, c'est tout un pour moi.. Non, sans parti pris, le résidu laissé en moi par mon éducation chrétienne, c'est zéro !
Rien de ce que je sais, rien de ce que j'ai observé, ne me permet de croire que le Dieu de mon enfance existe ; et, jusqu'ici, je l'avoue, je me passe admirablement de lui. Mon athéisme s'est formé en même temps que mon esprit.
Mais vous... Vous !.. Semblable à tant d'autres, vous avez cédé à l'orgueil, à l'esprit de contradiction, à la vanité de penser librement, à la tentation de vous insurger contre un ordre établi...
Pieux ? Non. Docile : appliqué et docile. Pas davantage. J'étais naturellement discipliné: j'accomplissais mes devoirs religieux en bon élève ; voilà tout.
Mais l'arrêt de la pensée paraissait autrement saisissant à Jacques, qui, tant de fois, s'était plain, comme d'une souffrance, de l'activité ininterrompue de son propre cerveau ! Même la nuit,débrayé par le sommeil, il se sentait, ce cerveau, pareil à un moteur fou, tourner, tourner dans sa tête, et assembler sans répits ces incohérentes visions de kaléidoscope, qu'il nommait "rêves lorsque sa mémoire, au passage, en avait retenu quelques bribes. un jour, lui aussi, il serait délivré du tourment de penser.
Certains chiens-loups découvrent ainsi leurs crocs quand ils jouent. Il était originaire de la Prusse orientale, fils de professeur ; c'était un de ces allemands cultivés, nietzschéens, comme Jacques en avait beaucoup approché dans les milieux politiques avancés d'Allemagne. Pour eux, les lois n'existaient pas. Un sentiment particulier de l'honneur, un certain romantisme chevaleresque, le goût d'une vie affranchie et dangereuse, les unissaient en une sorte de caste, très consciente de son aristocratie. Révolté contre le régime social auquel il devait cependant sa formaiton intellectuelle, Kirchenblatt vivaient en bordure des partis révolutionnaires internationaux, trop anarchiste de tempérament pour adhérer sans réserve au socialisme...
Il y eut un silence. Antoine regardait fixement l’abbé, comme s’il se retenait de répondre.
- « Oui », dit-il enfin, les lèvres serrées. « Justement : je n’ai jamais vu Dieu, hélas ! qu’à travers mon père. » Son attitude, son accent, achevait sa pensée. « Mais ce n’est pas le jour de s’étendre là-dessus », ajouta-t-il, pour couper court.
Il mit le front à la vitre.
- « Voici Creil », dit-il.
Le train ralentit, s’arrêta. La lumière du plafonnier brilla, plus vive. Antoine souhaita l’intrusion de quelque voyageur dont la présence eût interrompu l’entretien. Mais, la gare semblait déserte.
Le train s’ébranla.
Il se tut. Antoine ne trouvait rien à répondre. Il se sentait presque intimidé devant ce gamin qui avait déjà subi cette expérience de la vie… D’ailleurs il n’eut rien à demander. De lui-même l’enfant s’était remis à parler, d’une voix monotone et basse, sans que l’ont pût, dans ce chaos, comprendre l’association de ses idées, ni même ce qui, après une si obstinée réserve, le poussait tout à coup à ce débordement :
« … C’est comme pour l’abondance, tu sais, l’eau rougie… Je la leur laisse, tu comprends ? Le père Léon me l’avait demandé, au début ; moi je n’y tiens pas, j’aime autant l’eau du broc… Mais ce qui m’ennuie c’est qu’ils rôdent tout le temps dans le couloir. Avec leurs chaussons, on ne les entend pas. Quelquefois même ils me font peur. Non, ce n’est pas que j’aie peur, c’est surtout que je ne peux pas faire un mouvement sans qu’ils me voient, sans qu’ils m’entendent… Toujours seul et jamais vraiment seul, tu comprends, ni en promenade, ni nulle part ! Ça n’est rien, je sais bien, mais à la longue, tu sais, tu n’as pas idée de l’effet que ça fait, c’est comme si on était sur le point de se trouver mal… Il y a des jours où je voudrais me cacher sous le lit pour pleurer… Non, pas pour pleurer, mais pour pleurer SANS QU’ON ME VOIE, tu comprends ?
[…]
Mais je ne sais pas comment dire, c’est comme si on s’endormait dans le fond de soi, tout au fond… On ne souffre pas vraiment puisque c’est comme si on dormait…