- Depuis quand êtes-vous à notre service, Beth ?
- Deux cent trente-sept jours, Madame.
Elle paraît surprise de ma précision. Le temps passé à servir ne doit pas avoir la même valeur que le temps passé à se faire servir.
Nos patrons sont d'excellents donneurs de leçons, mais il est rare qu'ils se les servent.
Jasper est de ces domestiques qui pensent que la demeure de leurs patrons est aussi un peu la leur. Je n'essaie pas de lui expliquer qu'il se fourvoie complétement... à quoi bon ?
Mais toute la maisonnée, sauf sans doute Madame, est au courant que Monsieur ne rêve que de femmes indiennes. Même la petite Kathryn le sait ; il parait qu'elle dévore les rayons de la bibliothèque, et Rajiv m'a dit que Monsieur y rangeait des livres très osés venus d'inde, illustrés de gravures très suggestives. Il m'a montré quelques pages et... , ma foi , en Inde, on sait aimer...
Il est des informations qu'un domestique se doit de garder pour lui. Si nous racontions toutes les frasques de nos employeurs, toute la bonne société anglaise se déliterait en un clin d'oeil. Nos patrons sont d'excellents donneurs de leçons, mais il est rare qu'ils se les servent.
- Il n'y a donc pas de justice ?
- En vérité ? Non, Beth. La justice, ça n'existe que dans les romans...
Depuis mon plus jeune âge, je déteste choisir. Peut-être parce que jusqu'ici la vie ne m'a formulé que de piètres propositions, du bout de ses lèvres gercées...
Tout se sait pour qui veut savoir, (...)
Le temps d’enfiler un tablier propre – mais toujours pas à ma taille, car Mrs Hudson était bien plus grande que moi –, d’emprunter ses bottines neuves à Nancy – qui s’est déchaussée en bougonnant –, et d’enlever ma coiffe – car décidément on a vu plus gracieux que ces affreux bonnets, même s’ils permettent d’éviter des cheveux dans la soupe –, et je suis montée au fumoir de Monsieur, très satisfaite de recevoir les hommages de gens instruits pour mes talents de cuisinière, et curieuse de rencontrer des écrivains.
Moi qui ne sais ni lire ni écrire.
Au village, quand j’étais enfant, les hommes fumaient de pauvres cigarettes roulées à la main, d’un tabac sûrement coupé avec du foin. L’odeur était immonde, elle imprégnait tout, mêlée à la fumée des foyers. Je me souviens de ma mère lavant inlassablement ses robes. Les femmes n’étaient pas censées fumer. Mais je me rappelle que j’aimais déjà ce parfum. C’est peut-être pour ça que fumer est pour moi un moment agréable.