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Critique de Nastasia-B


Gabriel Martinez-Gros prend un parti osé : analyser l'histoire mondiale à travers les lunettes d'un postulat du Moyen Âge formulé par Ibn Khaldûn au XIVème siècle.

Que dit (en substance) Idn Khaldûn ? Pour former un empire, il faut d'abord un gros vivier de population sédentaire. Pour vivre de façon dense et sédentaire, ces populations doivent être automatiquement apaisées et désarmées (sans quoi elles se battraient tout le temps et ce serait contraire à la productivité).

Or, historiquement, la première zone répondant à ce critère fut la Mésopotamie, zone densément peuplée et entourée de zones largement moins productives. Deuxième élément déterminant dans la formation d'un empire selon notre chroniqueur du Moyen Âge, qu'une tribu avoisinante à la fois peu nombreuse, solidaire et guerrière se mette en tête de vouloir chiper le gros gâteau que constitue la zone dense et pacifiée.

Faites agir les deux composés et vous obtenez, une razzia éclair des seconds sur les premiers, victoire sans appel, puisque les productifs sont désarmés et les autres spécialistes de la violence.

Historiquement, on s'attend donc à ce qu'une peuplade périphérique se soit emparée du gros gâteau de la Mésopotamie, or, précisément, les Assyriens, originaires des montagnes de l'actuel Kurdistan, à la frontière turco-iraquienne, ont conquis très rapidement l'immense ventre populeux mésopotamien, constituant, par le fait, le premier empire de l'histoire de l'humanité.

Mais ce n'est pas tout. Ibn Khaldûn dit encore que sitôt que les ex-conquérants s'assimilent aux populations sédentaires qu'ils viennent de soumettre, ils deviennent à leur tour des sédentaires, se doivent de pacifier leurs propres rangs et perdent du même coup cette soif de conquêtes violentes qui les animait préalablement, ce qu'Ibn Khaldûn nomme la « 'asabiya ».

Selon lui, la dynastie qui a fait main basse sur le centre productif dure plus ou moins un siècle et se fait rapidement manger ensuite par une autre tribu périphérique à la 'asabiya virulente.

Si l'on considère le Croissant Fertile, premier grenier à blé de l'humanité, avec notamment ses vallée égyptienne du Nil et Mésopotamie, il sera successivement la proie de Assyriens (qui venaient du Nord), puis des Perses (qui venaient de l'Est), puis des Grecs (qui venaient de l'Ouest), puis des Romains (qui venaient encore plus de l'Ouest) et enfin des Arabes (qui eux venaient du Sud).

En ce qui concerne le Proche-Orient, on s'arrête là pour les empires car vers la fin du Moyen-Âge, il cesse d'être un grand centre de population productive sédentaire. Celui-ci se déplace d'une part vers le Nord-Ouest avec l'empire Ottoman et vers l'Est avec l'empire Moghol, le premier puisant sa subsistance des populations sédentaires d'Europe et le second des vallées fertiles hindoues.

L'auteur documente aussi abondamment la Chine qui se comporte de la même façon en respectant toujours le même schéma : lorsque la dynastie conquérante a assis son autorité sur le gros bassin de population et éradiqué la violence en ses rangs, elle est dans l'obligation de s'adjoindre l'aide de populations guerrières périphériques pour maintenir ses frontières, jusqu'au jour où, ces populations guerrières périphériques décident de combattre en leur nom propre et de renverser l'empire en place.

(À l'exception notable de la toute dernière dynastie impériale chinoise, les Mandchous qui ont clairement séparé les fonctions dominantes et violentes qu'ils se sont réservées et les fonctions productives qu'ils ont assigné au restant de la Chine. Ils ont pris le soin de ne jamais s'assimiler, au point de faire rédiger ce qui concernait uniquement la violence en langue Mandchoue et non en Chinois et en veillant scrupuleusement à éviter les mariages entre Mandchous et Chinois.)

Ce fut le cas, par exemple, de l'Empire romain qui rétribuait nombre de populations germaines pour grossir les rangs de son armée, jusqu'au jour où les Germains ont décidé d'aller se servir eux-mêmes.

Le modèle d'Ibn Khaldûn butte toutefois sur le cas de l'Europe du nord de la Méditerranée. En effet, même s'il demeure une sorte d'immense empire chrétien sédentaire dont le centre reste Rome, il n'a jamais été réellement conquis par une seule 'asabiya mais plutôt par une myriade et qui, contrairement aux dynasties impériales, ont été très durables (quasiment mille ans en France).

Selon l'auteur, ceci est attribuable au fait que les densités de population sur lesquelles on peu prélever l'impôt demeuraient assez faibles comparativement à ce qu'elles étaient en Égypte et Mésopotamie. Ainsi, le système féodal s'entretenait avec un prélèvement d'impôt ridicule comparé à ce que les empires prélevaient, d'où leur modestes proportions et leur absence de faste et d'où, peut-être, leur rapide déclin sitôt que le faste et l'impôt sont devenus plus oppressants, entre Louis XIV et la révolution (comme par hasard, on retrouve le cycle d'un siècle environ prédit par Ibn Khaldûn).

Enfin, l'auteur évoque souvent le côté culturel, on dirait de nos jours le souci du " soft power ". Mettre la main sur un empire, c'est aussi — peut-être même surtout — s'emparer de l'imaginaire qu'il suscite, du rayonnement culturel qui lui est associé. Les Romains ont tout fait pour s'attribuer la filiation des Grecs qu'ils avaient soumis. Il en va de même en Extrême-Orient.

Ce que je vais dire maintenant n'est pas développé par l'auteur mais, si l'on y réfléchit un peu, l'expédition de Bonaparte en Égypte avait une dimension d'appropriation culturelle absolument évidente. Napoléon était très désireux d'attirer sur lui le lustre culturel des empires anciens. le principal leg architectural du Premier empire reste l'arc de triomphe de la Place de l'étoile à Paris. Quoi de plus " Empire romain de la haute époque " que ça ?

Si l'on se hasarde à passer la frontière du Rhin, où Bismark a-t-il signé la naissance de l'Allemagne moderne ? À Versailles, ni plus ni moins, et il a appelé ça le " Reich ". Qu'ont fait les archéologues allemands précisément à cette époque ? Ils se sont empressés d'aller farfouiller en l'Empire ottoman en perdition pour ressusciter l'ancienne Troye, découvrir Babylone, etc. Si la porte d'Ishtar demeure de nos jours à Berlin, c'est à cette volonté d'appropriation culturelle de la grandeur des empires passés qu'on le doit très certainement.

En somme, voici un ouvrage que j'ai trouvé réellement intéressant, bien que j'aie eu plus de mal à suivre la démonstration concernant l'empire du milieu, car étant vierge de références précises concernant la Chine. Néanmoins, je ne souhaite nullement avoir trop d'empire sur votre jugement concernant cet essai, je vous conseille plutôt de vous en faire votre propre opinion car n'oubliez jamais que ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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