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Critique de Korax


Korax
08 février 2023
De nos jours, la dystopie a mauvaise presse. On lui préfère indiscutablement l'utopie. Les collapsologues de tout poil, les annonceurs de catastrophes, et même les romanciers qui inscrivent leurs écrits dans le registre postapocalyptique ou dystopique sont mal vus. On leur reproche d'accentuer l'éco-anxiété et le pessimisme ambiant. Au lieu de redonner des lueurs d'espoir à leurs compatriotes, ils les enfonceraient dans les pensées sombres. Et on les blâme pour cela. Dans le XVIIIe siècle finissant, Nicolas Chamfort écrivait déjà : « En France, on laisse en repos ceux qui mettent le feu, et on persécute ceux qui sonnent le tocsin » ; une juste pensée qui pourrait être reprise telle quelle dans le contexte actuel. Pourtant, il y a quelques décennies encore, le récit dystopique était fréquent et apprécié : Barjavel dénonçait les excès de la croissance économique dans « Ravage » (1943), Robert Merle s'inquiétait du risque de guerre nucléaire dans « Malevil » (1972) et, plus proche dans le temps, outre-Atlantique, Malcom McCarthy évoquait dans son grandiose « La Route » (2006) les dévastations de la nature se répercutant sur l'âme humaine. Certes, inutile de feindre la surprise : nous pouvons comprendre que dans un monde où s'accumulent les dangers (climatiques, écologiques, économiques, géopolitiques…), l'heure soit davantage aux récits de futurs désirables et, plus encore, aux solutions concrètes de sortie de crise. Quand la situation est globalement bonne, on pensera la dystopie si d'aventure cette situation pouvait ne pas durer ; quand la situation est foncièrement mauvaise, on pensera l'utopie pour se donner des raisons d'espérer. « C'est humain… » dira-t-on.
Si ce n'est que l'optimisme et le récit positif ne doivent pas empêcher, pour autant, la lucidité. À quoi bon la description d'un avenir prometteur si on persiste à ne pas voir ce qui ne va pas et si on n'entreprend pas de changer ce qui doit l'être ? le pessimisme noir peut inhiber la volonté, mais l'optimisme béat risque de brouiller la prise de conscience.
Et si, pour satisfaire à un principe minimal de réalité, la solution était d'entrevoir de la dystopie dans l'utopie (et réciproquement de l'utopie dans la dystopie) ? Et si la solution, en tout cas dans le domaine littéraire, était de tenir ensemble « utopie » et « dystopie » ? On pourrait alors tenter de répondre au voeu célèbre du philosophe Antonio Gramsci « d'allier le pessimisme de l'intelligence à l'optimisme de la volonté ». C'est, en tout cas, me semble-t-il, le projet que développe Florian Mazé dans son roboratif roman : « 2194 – Un nouveau pacte avec les dieux ».
Dans une posthistoire qui a connu le Gand Conflit mondial et même de 2050 à 2150, « un véritable enfer » (p. 32), émergent de nouveaux ensembles géopolitiques : la Fédération démocratique centre-européenne – « minable vestige de l'ancestrale Union européenne, pilotée depuis Berlin » (p. 9) –, le Condominium britannique, l'Union méditerranéenne, d'autres encore, mais moins présentes dans le livre. C'est assurément l'Union méditerranéenne qui attire le plus l'attention et, disons-le sans ambages, la sympathie de l'auteur.
Cette Europe du sud, dirigée par Madrid, est un territoire de contrastes, empruntant « une voie prudente et frugale d'un totalitarisme campagnard et populiste » (p. 16). le bien côtoie le supportable et le moins bien. Et pour en revenir à notre idée-clé, la dystopie qui naît du grand conflit est mâtinée d'un bien-être indiscutable : « À Marseille, en 2194, la régression technologique universelle, la frugalité de la nouvelle Ère environnementale n'excluaient pas la joie, les rires ou les chansons, ni le bon goût, bien au contraire » (p. 14). le roman, d'ailleurs, en de nombreux endroits, distille une ambiance de fête : de type bal musette et carnaval, beaucoup « années folles ». le récit, à bien des égards, rappelle cette période et c'est une impression que renforce la description de certaines techniques utilisées. Florian Mazé est, à l'évidence, un amateur de « low tech » : engin tiré par des boeufs, sono électrique fonctionnant à la force des jambes humaines, voiture qui roule à l'huile alimentaire usée ou au gaz fabriqué à l'aide de nos excrétas, tube acoustique… ; des caractéristiques qui confèrent au roman un certain charme, proche du steampunk.
Le cadre étant posé, que dire de l'intrigue ? Trois jeunes Marseillais accompagnés d'une traductrice – plus jeune encore – sont missionnés vers l'Angleterre, pour prendre en charge une statue située à proximité d'une clinique privée ; statue menacée d'être déboulonnée. Explosion provoquant la mort du Dr Cooper, propriétaire de la clinique, enquête, divers trajets dans le Condominium, rencontres avec des personnages énigmatiques, se succèdent. Dans un style vif, précis, et non dénué d'humour, Florian Mazé nous entraîne dans une histoire picaresque, aux épisodes souvent inattendus. Et puis survient le chapitre 17, « Les disparus des Highlands » – selon moi, le meilleur chapitre du roman – ; un chapitre qui sert en quelque sorte de pivot à l'ensemble de la narration. le texte déploie alors un inquiétant pandémonium de créatures tout aussi ignobles et effrayantes les unes que les autres. Nous ne dévoilerons pas ici le détail de ce qu'elles sont et de ce qu'elles feront. Toujours est-il que le bâtiment qui les abrite – la villa Boleskine – a pour origine la fin du Moyen-Âge et, après maintes vicissitudes, destructions et reconstructions, rejoint les temps présents (la fin du XXIIe siècle) ; une manière sans doute de signifier la continuité du mal à travers les siècles ; ce mal qui frappe encore et toujours un monde ayant cru pourtant accéder à la sécurité, peut-être au bonheur.
Florian Mazé fait dire à l'un de ses personnages : « (…) après les horreurs de la guerre, il faut toujours s'attendre aux horreurs de la paix, et (…) les secondes sont parfois plus épouvantables que les premières » (p. 289). Ni la science ni la religion (encore moins la religion !) ne paraissent constituer des moyens pour contrer le mal ; bien au contraire. Même la morale semble se détourner de ce pour quoi elle est faite. Europe – la jeune femme du trio marseillais – dit à son tour : « On tue, on torture pour le pouvoir. On tue, on torture pour de l'argent. On tue, on torture pour le plaisir. Et il y en a même qui tuent et qui font souffrir des innocents pour la morale » (p. 309).
En définitive, loin d'apporter le salut, les grandes idéologies en « isme » – scientisme, technologisme, christianisme, moralisme, etc. – font figure, semble-t-il, de repoussoirs aux yeux de l'auteur. Que reste-t-il alors aux Méditerranéens de 2194 pour, malgré tout, connaître la joie et une certaine paix ? de la lavande, un recueil de poésies, des carrioles tractées par des ânes, un verre de liqueur rose où l'on sent tous les parfums de la garrigue, « un vrai bal de plein air où les couples s'enlacent tendrement » (p. 309)… Mais se dira-t-on : faut-il attendre 2194 pour bénéficier de tels bienfaits ?
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