Citations sur Et qui va promener le chien ? (41)
Depuis que j'habitais cette maison, une demi-douzaine d'occupants s'y étaient succédé - pour l'essentiel, autant qu'il m'en souvienne, des matheux géniaux à cheveux gras du genre qui, ayant décroché leur diplôme avec mention très bien, est promis à la plus grand réussite mais se tape une dépression quelconque et finit collectionneur de B.D., avec un emploi dans un centre de photocopie.
Cet aspect longiligne et émacié, négligé et brouillon, que j'avais soigneusement cultivé entre vingt et trente ans commençait à ressembler à du désespoir et de l'indigence maintenant que je doublais le cap du milieu de la trentaine. Il y a un âge où l'air affamé et négligé ne séduit que si l'on n'est ni l'un ni l'autre ; or, à dire vrai, j'étais tout de même un peu des deux.
Il existe une frontière ténue entre le luxe admirable de ne rendre compte de son temps à personne et la solitude de savoir que personne ne se soucie de ce qu'on peut bien en faire, et il y avait certains jours - la plupart, en vérité - où je ne savais plus très bien de quel côté je me situais.
Quel pouvait être son âge exact, voilà qui demeurait en tout cas un mystère. A première vue, elle était assez jeune pour se fâcher et rester sur la défensive si je me risquais à le lui demandais, aussi n'en fis-je rien. D'ici quelques années, elle se sentirait nécessairement vieille, ce qui la mettrait aussi sur la défensive. Seules les femmes de vingt-sept ans peuvent, quand on leur demande leur âge, répondre avec franchise et exactitude. (En revanche, ce n'est jamais un problème de poser la question à un homme, vu que la plupart se bercent de l'illusion qu'ils sont à leur mieux entre vingt et soixante ans.)
Je dois évidemment admettre que j'ai entendu des homos parler des femmes en des termes peu flatteurs, mais cela n'atteint jamais ce degré de misogynie brutale, vu qu'il s'agit généralement de leur mère.
C'était de bon matin et je lisais, allongé sur mon lit, la biographie d'une vedette de cinéma qui était morte, ou presque (à deux cents pages de la fin, je ne voulais pas hâter ma lecture et me priver de la surprise du dénouement).
A ma connaissance, mon père n'avait pas esquissé un seul sourire depuis vingt-cinq ans, si l'on exclut les ricanements qu'avait pu lui arracher le spectacle du malheur d'autrui.
Comme n'importe quel quidam ayant déjà lu un roman, c'est une option que j'avais également envisagée mais j'avais décidé qu'elle exigeait trop de vigueur intellectuelle. En dépit de son air épuisé, Louise possédait cette vigueur. J'attendais qu'un talent ou une ambition insoupçonnés surgissent et me prennent par la main -la bosse des maths, par exemple, ou le don de jouer du piano d'oreille, ou encore une folle envie de faire du patinage de vitesse en compétition. Si rien de tel ne se présentait, je pourrais toujours me rabattre sur la fac de droit.
Je n'ai jamais compris pourquoi les gens prennent tant de peine à essayer d'avoir des traits parfaits alors que ce sont les imperfections qui rendent un visage attirant et inoubliable -nez bosselé, bouche tordue, yeux mal alignés.
Je m'étais surtout inscrit à l'université pour prendre mes distances avec mon père, partiellement à ses frais, et avais complètement oublié que cela impliquait d'étudier, de suivre des cours et de prétendre m'intéresser à l'avenir.