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Critique de Isidoreinthedark


Jay McInerney fut pendant les années quatre-vingts l'un des enfants terribles de la littérature américaine ainsi que l'une des icônes de son renouveau. Moins transgressif que son camarade Bret Easton Ellis, il consacre son oeuvre à dépeindre inlassablement le New York des nantis qui domina le monde durant les dernières décennies du vingtième siècle.

Dans ses nouvelles désabusées comme dans ses romans foisonnants, il revient avec une délicatesse douce-amère sur les traumas qui ont métamorphosé la ville-monde, le krach boursier de 1987 dans « Trente ans et des poussières » ou le 11 septembre 2001 dans « La belle vie ».

Paru en 1996, « Le dernier des Savage » est un roman atypique qui sort du cadre new-yorkais de l'oeuvre de Jay McInerney pour s'intéresser au destin hors norme de Will Savage, rebelle sudiste, milliardaire hippie et proche des Black Panthers. A travers la destinée de ce personnage fictif, l'auteur entreprend de nous conter ce moment charnière de la fin des années soixante, le bruit et la fureur d'un pays en ébullition, en nous emmenant sur les traces du « dernier des Savage », dans le delta du Mississippi encore hanté par la noirceur de son passé esclavagiste.

Pour nous narrer le personnage « bigger than life » qu'incarne Will Savage, McInerney invente Patrick Keane, qui représente une sorte de négatif photographique de son héros flamboyant et déjanté. Patrick et Will se rencontrent à la fin de leur adolescence dans une école préparatoire privée, qui permet à Patrick d'intégrer les universités les plus prestigieuses du pays, Yale puis Harvard, tandis que Will s'envole loin d'un système trop étriqué au risque de se brûler les ailes, tel un Icare des temps modernes aveuglé par la fureur de la révolution des « radical sixties ».

Introverti, posé et troublé par une sexualité ambiguë, Patrick se lie d'une amitié aussi sincère que durable, avec Will, sauvage, libre, qui s'enthousiasme pour la musique et la « cause noire », une manière inconsciente d'expier les péchés de son ascendance sudiste.

La réussite du roman tient à la facilité avec laquelle l'auteur nous emporte dans le vortex qui mêle la traversée météorique des années soixante-dix de Will Savage et l'ascension calculée de Patrick Keane. Si le charisme de l'enfant terrible du Sud qui produit les bluesmen noirs de Memphis et côtoie les Rolling Stones l'emporte sur le caractère mesuré du narrateur, le roman trouve une sorte de point d'équilibre lorsque la raison du narrateur tente de contrebalancer la folie qui gagne peu à peu son ami. La place de choix accordée aux personnages féminins, la truculente Lollie Baker, ainsi que Taleesha, la beauté ébène dont s'éprend Will, offre à la fresque de McInerney une profondeur romanesque touchante.

Le roman nous conte l'ascension et les déboires du truculent Will Savage à travers le regard inquiet de Patrick Keane qui réussit à force de travail et de talent à se faire une place parmi les nantis new-yorkais. Cette trame narrative est au fond le prétexte utilisé par l'auteur pour aborder le coeur de son sujet : nous peindre une époque charnière éruptive, où tous les excès sont permis, sur fond d'un conflit racial qui menace d'embraser un pays tout entier.

En embrassant la destinée de ses deux protagonistes sur plusieurs décennies, McInerney aborde avec une pointe de mélancolie le mystère du temps qui passe et emporte avec lui les espoirs et les excès de la révolution hippie. Fresque aussi ambitieuse que réussie, « Le dernier des Savage » est un hymne désenchanté à la quête magnifique d'une génération oubliée : la liberté. L'épopée improbable de Will Savage est animée par un élan vital, une sauvagerie et surtout la croyance chevillée au corps que tout est possible, à condition de faire imploser les conventions d'une Amérique engoncée dans ses certitudes.

« Will voulait nous libérer tous ; il avait sans aucun doute hérité le goût des causes perdues. Il y eut pourtant des moments - vacillant à ses côtés, en coulisse, à Boston ; remontant à toute vitesse un sens unique avant l'aube dans une rue de Memphis ; sillonnant dans la voiture décapotée la poêle chauffée à blanc du delta du Mississippi en quête du blues - où je sus, au moins l'espace d'un instant, ce que c'était de se sentir libre ».
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