Wilfrida regardait la pierre et songeait. L'apaisement ne s'était pas fait en elle. La pensée du disparu, comme au premier jour, éveillait en elle la même douleur déchirante, la même sensation d'arrachement. Elle pensait avec désespoir : "Ce n'est donc pas vrai... Le temps n'apporte donc pas d'adoucissement aux peines..."
Et elle en était presque contente, comme s'il lui avait paru vil, et inacceptable, de ne pas traîner sans remède parmi les vivants le souvenir du mort. Elle allait ainsi, hantée de sa mémoire, et n'y trouvait pas même l'âpre soulagement des larmes consolatrices.
Et elle eut, pour la première fois, un mot amer, le seul qu'il entendit jamais :
- Que veux-tu, mon ami... Tu as laissé tomber le bonheur; j'essaie d'en recueillir les débris...
A moitié heureux, c'est être heureux. On ne l'est jamais davantage.
Ah ! si tu savais comme c'est vite envolé, tout cela ! A vingt ans, on dirait que le monde est à vos pieds. A trente ans, on est bien content de ramasser un varlet ! J'en ai vu, j'en ai vu beaucoup... On ne vit pas dans les rêves.
C'est parce que la jeunesse demande trop qu'elle perd tout.
Elle ne voulait plus penser qu’à une chose : sa fille, la joie de l’avoir à elle, de la tenir une heure…
Il n’y avait ni ressentiment, ni amertume, sur le fin visage amaigri et pensif de Vierge primitive – seulement l’espèce de rayonnement d’un grand bonheur paisible et triste, comme si la noblesse du sacrifice, la conscience d’obéir enfin à la volonté dernière du mort avaient étrangement baigné sa face d’une surnaturelle et mélancolique sérénité…
Moi, je ne vous vole pas à lui. J’accepte le passé, tout le passé. L’enfant sera le mien. Et si vous aimez cet homme encore, eh bien, je tâcherai de ne pas y penser. Il me restera du bonheur tout de même…
Seule, sans argent, sans ami, vous ne serez jamais qu’une ouvrière, une malheureuse, et votre enfant aussi. Moi, je vous offre l’aisance, le bien-être et l’éducation pour votre enfant. Pensez à son avenir. Vous n’avez pas le droit de refuser. Vous ne pouvez pas condamner votre fille à la misère, songez un peu.
Celui qui résiste à l’hypnose doit vivre comme elle vivait. Elle n’aurait jamais plus de bonheur qu’à obéir. On eût dit que le mort l’avait marquée de son empreinte.