Excellent roman, qui, sur le thème de l'autonomie de la région du Haut Adige, aussi appelé Tyrol du Sud, entrelace un récit consacré à la figure de la mère de la narratrice, Gerda, et à son difficile parcours de mère célibataire ayant réussi à la force des poignets, avec des chapitres d'aujourd'hui où l'héroïne, Eva, traverse l'Italie en train pour retrouver son presque père, le calabrais Vito, le compagnon que Gerda n'a pas pu épouser et dont les jours sont désormais comptés par la maladie.
Travail de mémoire, ce livre est presque autant consacré à la solitude de Gerda, abandonnée par son père, un homme dur et insensible, qui la confie très jeune comme aide à la cuisine d'une grand hôtel, où elle se fera faire un enfant par un fils à papa irresponsable, qu'à la question de cette région germanophone qu'est le Haut Adige. Terre rattachée à l'Italie par une des nombreuses aberrations du Traité de Versailles, ce Tyrol du Sud totalement autrichien de coutumes et de langue, fut italianisé de force par le fascisme, sans grand résultat, si ce n'est l'appauvrissement et la perte de repère des paysans incapables de la moindre démarche officielle en italien. L'histoire de cette région fut particulièrement douloureuse pendant la seconde guerre mondiale, ceux qui refusaient les sirènes du nazisme étant rejetés de toutes parts. Même dans les années 60 de nombreux attentats séparatistes agitent la région... La famille de Gerda n'est pas à l'écart de ces déchirements car son père a choisi — mal lui en a pris — le Reich nazi, tandis que son frère est un terroriste indépendantiste qui le paiera de sa vie, mais surtout la division est dans les âmes, dans ce monde de tradition où tout se pense en allemand et où chacun peine à se sentir italien.
Le rapport entre Gerda, cette femme indépendante, belle et volontaire qui, sans instruction ni formation, se retrouve à la tête des cuisines du grand hôtel de Bolzano, et sa fillette Eva née hors mariage, est émouvant car elle doit laisser l'enfant à des voisins accueillants qui lui feront place au sein de leur grande famille... La petite Eva, toujours anxieuse de retrouver sa mère à la basse saison hôtelière, mène cependant une vie normale aux côtés de son cousin préféré Ulli et de sa famille adoptive. Pour elle s'ouvre une période de grand bonheur quand Gerda se lie avec le brigadier calabrais Vito, paternel et humain, qui ne peut cependant épouser celle qu'il aime, en partie en raison de l'éloignement et de la différence de leurs régions d'origine.
Cette Italie si longue à traverser et si diverse dans ses régions, ses coutumes ou ses dialectes, son nord prospère et son mezzogiorno si différent, est aussi la réalité à laquelle se réfère Eva dans son long voyage en train qui parcourt la botte italienne et lui permet de visualiser les facettes variées de son pays - qui n'est pas seulement son Heimat tyrolien natal.
Une très belle écriture, excellemment traduite par
Danièle Valin, donne chair et épaisseur à ce voyage dans le temps et dans l'espace, de même que la composition habile qui laisse le lecteur haletant, allant de l'angoisse à la tendresse, de l'émotion à la réflexion. On pourrait peut-être noter quelques longueurs sur la question politique de l'autonomie du Haut Adige, mais elles sont rachetées par un final où les retrouvailles d'Eva et de Vito mourant sont évoquées avec pudeur et sensibilité. D'autres thèmes s'entrecroisent comme celui de la paternité, au coeur du livre, et celui de l'homosexualité, niée ou rejetée par cette société alpine traditionnelle. Cela ne fait qu'ajouter à la richesse de l'oeuvre, une véritable réussite.