C'est la confrontation entre deux mondes qui ont bien plus d'imbrications que beaucoup ne voudraient l'admettre. Nous découvrons les liens qui les unissent en même temps qu'Ilaria, que l'apparition soudaine sur son palier d'un jeune homme noir prétendant être son neveu amène à se plonger dans un pan tabou du passé italien, ainsi que celui de son père, Attilio Profeti. Ce dernier aura quelques difficultés à confirmer ou expliciter sa filiation avec ce jeune éthiopien (dont il serait le grand-père) : si, conformément à la promesse qu'il s'est fait à ses 9 ans face au cadavre de sa grand-mère il s'obstine, presque centenaire, à ne pas mourir, son esprit quant à lui divague.
C'est donc par un autre biais qu'Ilaria s'instruit sur la sombre Histoire de son pays, d'abord en écoutant le jeune homme lui raconter son histoire, celle d'un exil clandestin, motivé par sa volonté de survivre en fuyant un pays où la corruption et la dictature, après lui avoir valu un long séjour en prison, le promettaient à une mort quasi-certaine. Celle, aussi, d'un passé marqué par l'occupation italienne en Ethiopie (1936-1941), qu'occultent les manuels scolaires, et à propos de laquelle la société italienne entretient une insistante cécité. L'ampleur des atrocités alors commises (déportations de populations, viols, prostitution forcée de fillettes au profit d'officiers supérieurs, assassinats de masse) s'accompagna d'une politique de ségrégation visant entre autres à interdire le métissage, que la cohabitation entre colons ou militaires italiens et population locale faisait craindre aux autorités soucieuses de défendre la pureté de la race italienne.
Au-delà de la découverte de l'histoire nationale, c'est aussi le passé paternel que creuse Ilaria, consultant des archives, lisant de vieilles correspondances. Des incursions dans le passé nous révèle toute l'ambiguïté du charismatique Attilio Profeti, engagé volontaire dans les chemises noires à la fin des années 30, alors auteur d'un manifeste raciste, ce dont il s'est bien gardé de se vanter auprès de sa famille. Au contraire, il s'est toujours fait vaguement passer pour un résistant, mais cet homme qui a de longues années durant mené une double vie, entretenant parallèlement deux familles -sans compter celle qu'il avait laissé en Ethiopie- n'en était pas à un mensonge près. Il faut dire qu'Attilio a toujours bénéficié d'une chance surnaturelle, presque scandaleuse, s'accompagnant d'un puissant charisme, d'une élégance et d'une nonchalance naturelles lui attirant une bienveillante admiration et une confiance qu'il était inconsciemment persuadé de mériter. Il a par ailleurs toujours refusé l'utilisation de la force ou de la violence, ceci dit plus par élégance que par véritable éthique. Mais cela lui a permis de n'être jamais vraiment mouillé dans le pire, de survoler, en quelque sorte, l'immonde tout en gardant une certaine distance. Tout comme, bien que faisant officiellement partie d'une classe dirigeante corrompue qui n'échappera pas à la broyeuse de la magistrature, il n'a finalement eu à son actif, en tant que pion de moyenne envergure, qu'une condamnation avec sursis.
En prenant peu à peu conscience de ce qui s'est joué lors de l'occupation italienne en Ethiopie, et de la possible participation de son père à cette ignominie, Ilaria en vient à s'interroger sur la responsabilité de chacun -et donc la sienne- sur la manière dont les atrocités commises par les nations sont occultées, mais aussi sur ce que la richesse des nations occidentales doit à l'exploitation -passée ou présente- des pays pauvres. Elle-même se sent viscéralement de gauche et mène sa vie en équilibre précaire sur une corde tendue entre ses origines et sa détermination à ne pas se laisser conditionner par elle. Elle a pour amant un ami d'enfance proche de Berlusconi, avec lequel elle sait n'avoir aucun avenir commun. Elle vit dans un quartier populaire et cosmopolite, mais dans un appartement acheté par son père, et ses préoccupations sont finalement bien éloignées de celles de ce jeune homme apparu à sa porte ou de ses semblables, dont les malheurs émeuvent le monde, avant qu'il s'indigne pour d'autres causes, le temps d'un reportage.
"Le parfum du privilège est comme la salle odeur de pauvreté : on a beau se laver les mains, il ne partira jamais."
La posture des citoyens des pays riches revient ainsi à un tacite assentiment au cynisme dont font preuve leurs états. L'Italie, gouvernée par un réseau d'intérêts et de privilèges, n'en a d'ailleurs pas fini de s'enrichir sur le dos de ceux qu'elle refoule avec d'autant plus de sévérité depuis l'accès au pouvoir de Berlusconi, et l'absurde inhumanité de sa politique migratoire.
Le roman de
Francesca Melandri, dense, au rythme lent, navigue ainsi entre divers lieux et diverses époques, tourne autour de plusieurs personnages, le tout cimenté par une impeccable maitrise narrative, et porté par une écriture au grand pouvoir immersif.
La multiplicité des points de vue lui permet d'illustrer les connexions d'une part entre passé et présent, et d'autre part entre ces zones géographiques du monde a priori éloignées mais qu'un épisode d'histoire commune relie, avec des répercussions sur du long terme.
Brillant.
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