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Citations sur Les Scarifiés (14)

Armada avait la bougeotte. Ses passerelles balançaient de droite et de gauche. Ses tours gîtaient. Elle dansait sur l’eau.
Tout, de A à Z, avait été récupéré dans les vaisseaux. Couchettes et cloisons s’étaient transformées en habitations ; on avait construit des ateliers dans d’anciennes batteries de canons. Cependant, la cité ne s’était pas contentée de l’épiderme existant des navires. Elle l’avait remodelé. Les coques étaient surmontées de structures dont les styles et matériaux agglomérés formaient, à partir de centaines d’esthétiques et d’histoires, une architecture composite.
Des pagodes vieilles d’un siècle s’inclinaient au-dessus du pont d’antiques capitanes ; des monolithes en ciment s’élevaient tels autant de tuyaux de cheminée supplémentaires sur des bateaux à aubes ravis dans les mers du Sud. Entre les édifices, les rues étaient étroites. Devenues passerelles, elles surplombaient les vaisseaux reconvertis entre des labyrinthes, des places et ce qui devait être des hôtels particuliers. Des parcs boisés recouvraient les clippers, au-dessus d’arsenaux profondément enfouis. Les immeubles construits sur les ponts s’étaient fissurés et fendus sous la tension qu’imposait le mouvement constant de la mer.
On distinguait les auvents du Marché d’Hivernage – dont les centaines de canots et de chalands mesurant tous moins de six mètres emplissaient l’espace entre les vaisseaux plus munificents. Amarrés les uns aux autres par des chaînes et des nœuds figés, ces petits esquifs s’entrechoquaient sans cesse. Les marchands ambulants étaient occupés à ouvrir leurs auvents, à suspendre leurs denrées, à enguirlander leurs petits bateaux-boutiques de banderoles et de panonceaux. Les acheteurs matutinaux, venus des vaisseaux environnants par des ponts de corde escarpés, enjambaient les bastingages d’un pied expert pour descendre vers les étals.
Sur le côté flottait une corbite maculée de lierre et de fleurs grimpantes. Des habitations basses, finement ouvragées, étaient bâties par-dessus. Ses mâts n’avaient pas été abattus, au contraire : la verdure qui les frangeait leur donnait l’air d’arbres vénérables. Il y avait là un submersible qui n’avait pas plongé depuis des dizaines d’années. Une crête de maisons fines pareille à une nageoire dorsale s’étirait autour de son périscope. Ces deux navires étaient joints par les ponts de bois oscillants qui passaient au-dessus du marché.
Un vapeur à la coque cassée par de nouvelles fenêtres était devenu quartier résidentiel avec cage à poules pour les enfants sur le pont. Tel bateau à aubes carré hébergeait des champignonnières. Un coche de mer à la bride ouvragée s’était couvert de rangées de maisons adjacentes en brique qui emplissaient les creux de ses fondements navals ; des chapelets de fumée s’élevaient de ses cheminées.
Autant de navires corsetés, dans des teintes allant du camaïeu de gris et de roux aux bigarrures flamboyantes des armoriaux. Une ville aux formes nébuleuses. Son métissage était âpre et sans charme, gâté par le délabrement et les graffiti. Cette architecture, vaguement menaçante, faisait le gros dos. Elle se redressait puis s’avachissait de nouveau avec l’eau.
Bidonvilles comme demeures somptueuses peuplaient l’étendue des paquebots et vacillaient en travers des sloups. Il y avait des églises, des sanatoriums, mais aussi des maisons désertées, les uns et les autres rehaussés de sel et léchés par une humidité constante, à force de tremper dans le bruit des vagues et l’odeur de pourriture fraîche de la mer.
Les bateaux étaient subjugués les uns aux autres dans des entrelacs de chaînes et de poutrelles articulées ; chacun constituait un ponton au sein d’un écheveau de passerelles de corde. Ils se lovaient les uns contre les autres, formant des digues de navires enchâssés, et encerclant des vaisseaux qui flottaient librement : c’était la Darse de Basilio où, à l’abri des coups de tabac, marine et visiteurs d’Armada pouvaient décharger, faire relâche et réparer leurs avaries.
De leur côté, les plus vastes vaisseaux louvoyaient autour des bordages de la cité, par-delà les remorqueurs et les vapeurs subjugués à ses flancs. Plus loin encore sur l’océan voguaient les flottes de bateaux de pêche, ainsi que les vaisseaux de guerre, coches, cotres et le reste. Marine corsaire d’Armada, ils s’élançaient dans toutes les directions de par le monde pour revenir à quai porteurs de cargaisons prises à la mer ou à l’ennemi.
Et, au-delà de tout cela, plus loin que le ciel urbain grouillant d’oiseaux et d’autres formes volantes, après ce tas de vaisseaux, l’océan.
Des vagues comme des insectes en motion constante.
Le grand large.
Étourdissant et vide.
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Choyé par les thaumaturges et les merveillants du bord, le moteur météoromancien situé près du beaupré du Terpsichoria déplaçait l’air devant le navire. La pression s’élevait par derrière, les voiles s’incurvant pour remplir le vide. Ils filaient à bonne allure.
Cette machine rappelait le gratte-nuages de Nouvelle Crobuzon. Elle faisait songer aux énormes engins hermétiques et détraqués qui saillaient au-dessus des toits du Bec de Poix. Bellis éprouvait une franche nostalgie pour les rues, les canaux, le gigantisme de sa ville.
Voilà que son regret s’étendait aux moteurs, à présent. Aux machines. Elle en avait été cernée, à Nouvelle-Crobuzon. Il ne lui restait plus désormais que ce petit engin météoromancien, ainsi que l’artefact de la salle à manger. Le moteur à vapeur qu’hébergeaient les soutes avait beau transformer l’ensemble du Terpsichoria en un gigantesque mécanisme, il demeurait invisible. Bellis se mit à errer dans le bateau telle une Engrenage livrée à elle-même. Le chaos utilitariste qu’elle avait été contrainte de quitter lui manquait.
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Quinze kilomètres à peine après la ville, le fleuve perd son élan, crachote vers l’estuaire saumâtre qui alimente la Baie de Fer.
Les bateaux partant de Nouvelle-Crobuzon vers l’aval pénètrent un paysage nivelé. Côté sud, il y a des cabanes, et les petits pontons putréfiés sur lesquels les travailleurs des champs pêchent pour agrémenter un régime alimentaire monotone. Leurs enfants adressent des signes éteints au voyageur. De temps à autre pointent une butte rocheuse, un petit bosquet d’arbres de bois de fer – des lieux qui défient toute culture. Néanmoins, pour l’essentiel, ces terres-là sont épargnées par la pierre.
Depuis le bastingage, par-delà la bordure de haies, d’arbres et de ronces, c’est une étendue de champs que les marins distinguent : l’extrémité de l’Hélice à Grain, la longue spirale de terres arables qui alimente la grand-ville. On aperçoit des hommes et des femmes parmi les cultures – ou labourant la terre noire, brûlant le chaume, selon la saison. Entre deux champs, sur les canaux que cache la berge terreuse et végétale, teuf-teufent étrangement des péniches. Avalantes, entre la métropole et les domaines, elles apportent sans fin à cette campagne produits chymiques et combustible, produits de luxe, pierre et ciment. Lorsqu’elles remontent vers la cité en longeant les hectares de champs parsemés de hameaux, de moulins et de vastes demeures, c’est chargées d’innombrables sacs de grain et de viande.
Ce trafic ne s’interrompt jamais. Nouvelle-Crobuzon est insatiable.
La rive nord du Bitume est plus sauvage.
C’est une longue étendue de broussaille et de marigots qui s’étire sur plus de cent trente kilomètres, jusqu’à être tout à fait recouverte par les contreforts et les montagnes basses qui rampent dans sa direction. Enserrée entre le fleuve, ces montagnes et la mer, cette steppe est un lieu vide. S’il y existe d’autres habitants que les oiseaux, ils demeurent invisibles.
Bellis Frédevin a effectué le passage vers l’est à bord d’un bateau en partance au cours du dernier trimestre de l’année, une période de pluies perpétuelles. Les champs qu’elle a vus n’étaient que boue glacée. Les arbres à demi dénudés ruisselaient. Leurs silhouettes paraissaient reliées par du liquide aux nuages.
Par la suite, en repensant à cette époque atroce, elle sera secouée par la précision des souvenirs. Elle se remémorera la formation du vol d’oies passé en jasant au-dessus du navire ; la puanteur de la sève, celle de la terre ; la nuance d’ardoise du ciel. Elle se rappellera avoir cherché les haies du regard sans en voir aucune. Rien que des maisons trapues aux volets tirés contre le mauvais temps, des écheveaux de fumée de bois dans l’atmosphère détrempée.
Rien que le mouvement étouffé de la végétation dans le vent.
Debout sur le pont, enveloppée dans son châle, ouvrant l’œil, tendant l’oreille, guettant des pêcheurs, des jeux d’enfants ou quelqu’un qui cultive l’un des méchants potagers qui défilaient devant elle. Les seuls bruits étaient ceux des oiseaux sauvages. Les seules formes d’allure humaine, des épouvantails – aux traits rudimentaires impassibles.
Ce voyage n’a pas été long, mais son souvenir l’a pénétrée telle une infection.
Elle avait l’impression d’être reliée par le temps à la ville derrière elle : les minutes se tendaientà mesure qu’elle s’éloignait, ralentissaient plus loin elle allait, faisant traîner sa courte croisière.
Et puis ce fil-là a claqué, et elle s’est retrouvée catapultée dans l’ici, le maintenant ; seule, loin de chez elle.
Beaucoup plus tard, une fois à des kilomètres de tout ce qu’elle a connu à l’époque, Bellis s’éveillera étonnée de ne pas rêver de sa ville véritable – celle qui fut son foyer pendant plus de quarante ans. Eh bien non, ses songes porteront sur cette courte longueur de fleuve, sur ce couloir de campagne battue par les intempéries qui l’a environnée moins d’une demi-journée.
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À un kilomètre en dessous du plus bas des nuages, le roc fend les flots. Et l’océan commence.
On lui a attribué quantité de noms. Sa moindre crique, sa moindre baie, son moindre courant, ont été classifiés, comme autant d’unités discrètes. Pourtant il est chose indivisible, où les frontières sont absurdes. Il emplit l’espace entre pierres et sable, s’enroulant le long des côtes, comblant le vide entre les continents.
Aux confins du monde, l’eau salée est d’une froideur qui brûle. À l’instar de la terre, d’immenses plaques de mer gelée se brisent, s’écrasent, se reforment, parsemées de tunnels – tanières du crabe des glaces, un philosophe à la carapace de sérac animé. Dans les lagunes australes, des forêts de vers tubicoles, de laminaires, de coraux prédateurs. Le poisson-lune se meut avec une grâce imbécile. Le trilobite bâtit son nid dans l’os et le fer en dissolution.
L’océan foisonne.
Les habitants des hauts lits flottent au gré de leur fantaisie, vivent et meurent dans l’écume sans jamais avoir vu le sol en dessous. Des écosystèmes complexes prospèrent dans des mares et des plaines néritiques, glissant sur les éboulis organiques jusqu’au bord des corniches rocheuses, pour choir dans une zone où ne pénètre pas la lumière.
Il y a des ravins. Des présences entre mollusque et divinité patiemment tapies sous douze mille mètres d’eau. Dans ce froid dénué de lumière, la brutalité de l’évolution prévaut. De rudes créatures émettent bave et phosphorescence, se meuvent dans des éclairs de membres flous. La logique qui préside à leur morphologie dérive des cauchemars.
Il y a des puits sans fond. Des endroits où la base de granit et de fange des mers s’effondre en des tunnels verticaux perçant sur des milliers de mètres, pour s’étaler sur d’autres plans, sous des pressions si fortes que l’eau en coule visqueuse et molle. Une eau qui rejaillit à travers les pores de la réalité, fluctuant en des lames porteuses de danger, laissant des failles à travers lesquelles peuvent émerger des forces percolées.
Dans les couches fraîches des fonds intermédiaires, des conduits hydrothermiques percent la roche et crachent des nuages d’eau surchauffée. Des êtres complexes passent toute leur courte existence à se prélasser dans cette touffeur, sans jamais quitter de plus de quelques mètres les eaux tièdes, riches en minéraux, pour le froid qui les tuerait.
Cela donne, sous la surface, un paysage de montagnes, de canyons, de forêts et de dunes mouvantes, de cavernes de glace, de charniers. L’eau regorge de matière. Des îles, prises dans des flux magnétiques, dérivent impossiblement au sein de ces profondeurs : certaines grandes comme des cercueils, petits éclats de silex et de granit refusant de couler ; d’autres, des rocs tors d’un kilomètre de côté suspendus à des milliers de mètres de profondeur, qui se déplacent sur des courants lents, celés.
Il y a des villages sur ces territoires qui jamais ne s’enfoncent. Des royaumes cachés.
Et puis, sur le sol océanique, de l’héroïsme, des batailles brutales que les habitants des terres ne remarquent jamais.
Il y a des dieux et des catastrophes.
Les bateaux circulent en intrus entre air et mer. Leurs ombres piquettent le fond lorsqu’il est assez haut pour toucher la lumière. Des navires marchands, des baleiniers, des coggues, passent par-dessus la décomposition d’autres vaisseaux. Les cadavres de marins fertilisent l’eau. Les poissons nécrophages se nourrissent d’yeux, de lippes. Des indentations parsèment l’architecture de corail là où l’on s’est approprié mâts ou ancres : ces vaisseaux perdus, oubliés ou pleurés, le sol vivant de la mer les emporte. Il les cache sous la bernacle, les laisse à la murène, à la chimère, aux bannis d’entre les Cray pour leur servir de grottes. Ainsi qu’à d’autres êtres plus sauvages.
Dans les fonds abyssaux, où les normes physiques s’effondrent sous l’écrasement des eaux, des cadavres traversent encore lentement l’obscurité plusieurs jours après que leur navire a chaviré.
Ils se décomposent au fil de leur périple pélagique. Rien ne viendra frapper le sable noir du fond du monde que des os couverts d’algues.
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