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Critique de marinos22898


L'INFERNALE BEAUTÉ DE BIG SUR. HENRY MILLER ÉVOQUE LE PARADIS, JACK KEROUAC Y VOIT L'ENFER. LES FORÊTS DE SÉQUOIAS SITUÉES ENTRE SAN FRANCISCO ET LOS ANGELES ABRITENT UN COIN D'AMÉRIQUE OU LA BELLE SAISON SE SITUE ENTRE NOVEMBRE ET FÉVRIER.
Il y a deux façons d'évoquer Big Sur. Celle de Henry Miller et celle

de Jack Kerouac. Quand, en 1947, le premier, auteur du Tropique du Cancer encore censuré aux Etats-Unis, revient à Big Sur, il s'installe à Partington Ridge, au-dessus des brumes. Il a l'impression de découvrir le paradis. Dans Big Sur et les oranges de Jérôme Bosch, il écrit: «Pour la première fois de ma vie" je sentais que j'habitais le monde où j'étais né.» Pour Kerouac, qui vint en 1960 essayer de se désintoxiquer au fond d'un canyon des effets d'une nouba qui dura trois ans, l'impression est différente: «La mer bleue derrière les hautes vagues écumantes est pleine d'énormes rochers noirs qui se dressent comme de vieilles forteresses d'ogres ruisselant d'une fange liquide" Je me suis demandé pourquoi ce lieu a la réputation d'être beau, pourquoi on ne parle pas de l'impression de terreur qui se dégage des rocailles qui grondent, agonie de la création, du spectacle qui vous attend quand vous descendez de la côte par une journée ensoleillée, écarquillant les yeux sur des kilomètres et des kilomètres de mer dévastatrice.» Jack Kerouac voit tout en noir comme dans un poème de William Blake, comme après une longue cuite ou pendant une crise de delirium tremens carabinée, mais sa description est fidèle. le paysage de Big Sur est le plus spectaculaire qui soit, le plus effrayant quand il ne paraît pas le plus merveilleux.

S'il y a deux manières de voir cette rencontre dramatique des montagnes de Californie et de l'océan qualifié de pacifique, il y a aussi deux façons d'y accéder. Une route, la Highway One, long ruban à deux voies. Qu'on vienne du midi et on partira en général de Los Angeles par Santa Barbara, San Luis Obispo puis Morro Bay, avec son rocher immense qui ne réussit pas à cacher les hautes cheminées d'une usine d'électricité thermique. Six cents kilomètres pour atteindre les premiers contreforts de Big Sur. Quand on vient du nord, de San Francisco, la distance est deux fois moindre. On attrape la Une par la Barbary Coast, en traversant Half Moon Bay, Davenport, deux belles bourgades de bord de mer, puis Santa Cruz, épicentre du tremblement de terre de 1989, et enfin Monterrey et Carmel.

Big Sur commence à une vingtaine de kilomètres plus au sud, juste après Malpaso Creek, à l'embouchure de la rivière Little Sur (Petit Sud, dans ce composé très californien d'anglais et d'espagnol), soeur fluette de la Big Sur, cours d'eau dont les boucles sont plus méridionales.

Pas de ville ni de village, un habitat émietté sur une superficie que Henry Miller évaluait à deux ou trois fois celle de la république d'Andorre. Quand on y arrive, il vaut mieux accrocher sérieusement le volant. La route est rude. Mais surtout, toutes les cinq minutes, on est tenté de se frapper le front de stupéfaction devant les merveilles qui se livrent au regard. Et comme le ravin à droite surplombe entre vingt et cinquante mètres de rochers bien découpés" Première étape intéressante, Palo Colorado, une route qui part sur la droite, vers la montagne, à travers la forêt de séquoias. C'est dans ces chemins de traverse que l'on peut découvrir comment vivent les gens du cru. de la route Une, on ne voit rien, sinon quelques hôtels, motels, bars, restaurants, boutiques et autres campings. Sur Palo Colorado, il y des troncs immenses et des petites cabanes de bois. En proportion, des maisons de poupée. Pas d'antennes de télévision, mais des cheminées en pierres. Ce qui donne à ce sous-bois californien un air de pays de fées. Quand on monte, la flore change, les sapins ordinaires remplacent les piliers géants des séquoias. En comparaison, les maisons annoncées par des grappes de boîtes aux lettres redeviennent plus grandes, plus humaines.

Au sud de Palo Colorado, après le restaurant panoramique Rock Point, un des nombreux lieux qui permettent de s'écarquiller les yeux devant une nature sauvage et noble, il y a le Bixby Bridge. Un ouvrage d'art magnifique. C'est la réalisation de ce pont en 1937 qui a permis d'ouvrir la One et l'accès de la côte à tous ceux qui le souhaitaient. Avant cet événement architectural, Big Sur était une contrée peu visitée. Dans cet ancien territoire des Indiens essalen, les Espagnols avaient sans doute traîné leurs guêtres, mais sans s'y attarder, lui préférant la baie de Monterrey et Carmel. Au début du siècle, la région était encore très sauvage, et Jack London aimait vagabonder à cheval avec son copain George Stirling, de la vallée de la Lune au relais de poste.

Une fois le Bixby Bridge achevé, on a commencé à imaginer l'avenir touristique de Big Sur. La Seconde Guerre mondiale et les restrictions d'essence qui l'accompagnent ont d'abord freiné l'élan vers ce pays extraordinaire. Il faudra que la paix soit revenue pour que des centaines d'artistes et d'originaux décident d'y installer leur pénates. Souvent pour des périodes courtes seulement. Car le bonheur, note Miller, qui a passé, lui, plus de vingt ans sur cette terre, n'est pas facile à assumer, et seuls peuvent vivre ici les gens qui trouvent un accord avec la grandeur des lieux.

Si on veut savoir ce que ces mots signifient, il suffit de traîner dans l'Andrew Molera Park, autour de l'embouchure de la rivière Big Sur, de marcher le long de la plage devant les cormorans, les pélicans, les phoques. de rejoindre le chemin des landes qu'on peut arpenter des heures sans ressentir la moindre fatigue. On peut aussi continuer toujours plus au sud, où le décor se durcit et devient encore plus beau. du côté du Nepenthe, par exemple, «un magnifique restaurant perché au sommet de la falaise et pourvu d'un vaste patio"», écrivait Kerouac avant que les lieux ne soient en permanence occupés par des touristes pressés.

Et le soir, pour se reposer de cette beauté, il faut traîner au bar du camping-motel Fernwood. C'est là que la fine fleur de Big Sur ­ ceux qui y travaillent, serveurs de restaurant, gardiens d'hôtel, artisans, managers des galeries ­ vient se ragaillardir. Devant une bière ou un bourbon. Avec de la chance, on est servi par Georgette, née new-yorkaise mais convertie à Big Sur il y a plus de seize ans. Elle a été le témoin d'un certain déclin des lieux. «Big Sur était l'antre des derniers beatniks, des derniers pirates américains. Miller se baladait nu autour de sa cabane. Au Fernwood, jusque tard dans la nuit, le bar était plein de gens, de rires et de blagues. Dans les années quatre-vingt, les artistes ont fait place aux marchands d'art. Les millionnaires (en dollars) ont déferlé sur Big Sur, qui s'est gentrifié.» Elle poursuit: «Trois semaines après que je sois arrivée, Henry Miller est mort à Los Angeles. Même s'il avait quitté Big Sur depuis quelques années, tout le monde le connaissait et tout le monde a appris la nouvelle avec une grande tristesse. Big Sur savait qu'avec Miller, c'étaient ses grandes heures qui disparaissaient.».

Edouard WAINTROP

Lien : http://next.liberation.fr/vo..
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