Dans «
du même sang », trois générations de femmes se succèdent sur trois époques : Grace de 1965 à 1969, Delores de 1967 à 1999 et Rae de 1999 à 2004. Trois femmes noires, issues
du même sang, bataillent dans une Amérique raciste pour faire valoir leurs droits, mais aussi leur place dans leur propre foyer. Ces trois portraits apportent un éclairage saisissant de trois périodes clés de l'histoire américaine et de l'évolution de la société. Leurs destins sont intimement mêlés par les épreuves qu'elles vivent, les hommes qui croisent leur route et surtout leurs aspirations de liberté. En prenant comme base la situation de la femme noire,
Denene Millner s'adresse également à toutes les femmes, de toutes origines et de toutes situations. Journaliste de métier, l'auteure a envisagé ce texte comme une véritable enquête de société. La narration y est puissante par ce style journalistique qui rapporte des faits, tout en décortiquant les ressentis de chacune. Une écriture affûtée pour un roman d'une puissante densité où les questionnements sont nombreux et les émotions déferlantes. «
du même sang » célèbre la magie des filles et femmes noires, et montre à quel point la couleur de peau s'inscrit dans une sorte d'héritage générationnel, entre clivages, fractures et renouvellements, et quêtes d'idéaux.
«
du même sang » s'ouvre sur un poème de Mari Chiles, « le sang des générations qui a trouvé le chemin jusqu'à tes veines. Il est d'or. » L'essence de ce livre se trouve précisément là.
Le roman est décomposé en 3 parties d'une richesse prodigieuse où
Denene Millner aborde les traditions, la maternité, le couple, l'amour sous toutes ses formes, les pouvoirs de la transmission ou au contraire son absence. Une place importante est accordée à l'homme noir, maître en sa demeure, chef de tribu, figure de proue d'une manière de vivre. Elle y décrypte la façon de penser des hommes, leur manière de réagir, leurs aspirations et parfois leur violence.
Trois destins de femmes que la vie a charriés de manière très différente, mais trois destins qui posent les mêmes questions : qu'est-ce qu'être une femme noire ? Comment s'en sortir quand on est une femme noire ? Où fixer les limites quand on est une femme noire ?
Grace perd sa grand-mère adorée lors d'un accouchement qui a mal tourné, et sa mère battue à mort. Envoyée chez sa grand-tante, elle deviendra sa « bonne à tout faire ». L'auteure montre que l'esclavagisme existe aussi dans la communauté noire, entre membres d'une même famille.
Delores dite Lolo, orpheline, est placée chez son cousin. Sa mère est morte, son père a fui. Son cousin, marié, la viole tellement souvent qu'elle finira évidemment par tomber enceinte. Cette grossesse aura des conséquences terribles sur le reste de sa vie.
Rae est la seule à avoir fait des études. Elle est productrice d'une émission de télé spécialisée dans la musique. Mariée, mère d'une petite fille, elle a découvert qu'elle avait été adoptée très jeune en fouillant dans les affaires de sa mère.
Chacune a un rapport difficile avec un membre de sa famille, chacune a subi au moins un drame dans son existence, chacune tente de garder la tête haute et surtout la vie. Car, au-delà du racisme à leur encontre, au-delà de la société « blanche » qui se sert d'elles comme de simples femmes de ménage, chacune doit livrer bataille contre un ennemi bien plus terrifiant : l'homme noir. Car dans «
du même sang »,
Denene Millner raconte sans filtres ce que c'est réellement de vivre avec un homme noir, comment il pense, comment il agit, comment il entend que son existence et son foyer fonctionnent… Les femmes sont battues quand elles ne meurent pas sous les coups, violées pour satisfaire tous les instincts, abandonnées quand elles sont enceintes. Ce que les femmes se transmettent s'appuie d'abord sur cette vérité-là. L'homme noir peut être un prédateur. « Les hippies avaient beau s'égosiller sur l'“amour libre” et la “révolution sexuelle”, les épouses, elles, savaient. C'étaient les hommes qui décidaient. Laisser son foulard sur la table de chevet, c'était la plus grande autonomie corporelle qu'elle eût connue depuis vingt-trois ans qu'elle était sur cette terre. » Par crainte de cette fameuse « appropriation culturelle », je n'irai pas plus loin dans mon analyse, lisez-le livre et vous comprendrez.
Ce roman aborde également les relations difficiles entre blancs et noirs. Impossible de faire autrement, et je ne pense pas que
Denene Millner aurait voulu faire autrement. « C'était comme ça, avec les Blancs ; ils comptaient sur les parties du corps des Noirs — des mains pour la lessive, des dos pour labourer la terre, des seins pour nourrir leurs bébés —, mais ils ne supportaient pas les corps entiers ni les âmes qui les habitaient. Ces âmes qui, tous les matins, devaient rassembler leurs forces fragiles pour convaincre le corps de se soumettre au labeur, encore et toujours, sans avantages ni pauses ni droit de se plaindre. »
Ce n'est pas pour rien que le texte commence en 1965 avec une scène marquante qui donne le ton, un dilemme pour Maw Maw, la grand-mère de Grace, accoucheuse, pour des raisons qui nous semblent aujourd'hui aberrantes et totalement hors de propos. Lorsque Grace quitte le Sud pour se rendre à New York où une partie de sa famille semble avoir intégré une « nouvelle communauté » où les problèmes raciaux ne sont pas d'actualités, elle découvre évidemment une tout autre réalité.
En 1963, Lolo vit un épisode encore plus traumatisant… car dans «
du même sang », les abus et les traumatismes sont de plus en plus terribles, spécialement lorsqu'ils se déroulent dans les années 60… Dans la communauté noire, le « péché contre Dieu » donne lieu à des actes d'une violence inouïe. Les rapports de Lolo avec la communauté blanche qu'elle fréquente à l'occasion sont tous aussi « problématiques. » « Dans sa tête, c'était tout ce que faisaient les Blancs : ils vous privaient d'air, coupaient votre flux de sang, vous dépouillaient de votre humanité, faisaient en sorte d'avoir tout, et vous, eh bien, vous avec votre peau noire, vous n'aviez pas droit à grand-chose. Rien que les restes. Et même ça, ils cherchaient à vous le prendre. »
Rae est la seule à nous être la plus contemporaine. Femme accomplie professionnellement puisqu'elle est journaliste de métier,
Denene Millner se sert de son portait pour faire un point précis de la situation de la femme noire dans son foyer, à l'extérieur de son foyer, mais aussi et c'est sans doute l'essentiel, de l'évolution des relations mère-fille. Une fois mère, Rae comprend énormément de choses sur sa propre mère qu'elle aimait, mais craignait. « Cette fois, elle vit une femme. Pas sa mère. Pas la femme de son père. Pas la ménagère hargneuse et violente, mais une femme qui avait eu la vie dure, qui s'était sacrifiée et avait protégé sa famille avec une férocité douloureuse non seulement pour ses enfants, mais aussi pour elle-même. Rae vit une femme très simple qui avait survécu à une vie extraordinairement triste et compliquée. » Elle est aussi celle qui rompt le cercle des secrets de famille, et des usages dans le foyer. « Depuis huit ans, elle était un échafaudage humain, elle faisait ce travail dangereux, épuisant, en équilibre instable tout autour de sa structure à lui qui se tendait vers le ciel, objet inanimé qui visait la gloire, mais qui projetait une ombre sur tout ce qui l'entourait. Sur elle. Elle ne pouvait plus le supporter. Enfin, elle passait un accord avec elle-même : elle n'était pas obligée. »
«
du même sang » est un roman d'une exceptionnelle densité qui aborde des thématiques et des problématiques d'une profonde consistance.
Denene Millner y apporte autant de romanesque que sans doute de réalités. Suivre le chemin de ces femmes est un fabuleux cadeau dans le sens où il permet de faire ouvrir les yeux sur des vérités qui nous échappent. J'ignore si cela est prévu ou même envisagé, mais «
du même sang » ferait sûrement un excellent film. le lecteur est sans cesse ballotté entre révolte et espoir, tendresse et haine, tentative de compréhension et totale incompréhension. Il est si difficile de se mettre à la place des autres, mais l'auteure s'emploie à essayer pour nous faire ressentir les situations au plus près. J'ai aimé chacune de ses femmes. J'ai été remuée par chaque vécu, chaque destin, et souvent, par des paroles d'une grande sagesse. La sagesse de celles qui n'ont pas eu une vie facile. Être une femme, être une femme noire, être mère, être épouse, travailler, s'épuiser, planifier, être considérée comme une esclave à l'intérieur et à l'extérieur du foyer, s'émanciper peu à peu… Même Lolo, qui a pourtant une autre conscience de qui elle est et dans quel environnement elle évolue, finira par dire : « Je ne suis obligée de rien faire du tout, à part rester noire et mourir. » Ce récit est non seulement bouleversant, mais aussi nécessaire pour appréhender des pans de vie éloignés des nôtres. Éclairant, émouvant et tellement intelligent !
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