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Critique de DianaAuzou


Les Cris, Nouvel inventaire - Christina Mirjol, Editions Douro, Collection le Bleu Turquin, décembre 2023*****
lecture en janvier-février 2024

Des cris, 199 au total, nouvel inventaire numéroté, que nous pouvons entendre, ou pas, tout près de nous, ou comme des plaintes très loin, ou comme des souvenirs dans le brouillard de notre mémoire.
Un cortège long et puissant que l'oreille du lecteur entend à chaque chapitre et dont les héros se font minuscules, sous le poids de leurs cris. Cris brefs, désorientés, souvent hésitants peut-être à la recherche d'un témoin qui pourrait leur donner une confirmation, une justification, une preuve de leur existence ou de leur vie.
D'où viennent-ils? Que cherchent-t-ils ? Eux-mêmes ? Des confrères ? Ou juste à raconter leur histoire, en la criant pour percer l'indifférence du l'air du temps, lui faire mal avec les cris, les cris où la douleur s'est tapie.
Cris courts et secs, cris longs en lamentations infinies, cris haletants, cris en course ou en balade, cris aux lames croisées, bretteurs insolents ou timides, pudiques même, à peine sortis aussitôt rentrés dans les gorges déployées.
Cris forts, répétitifs, un peu bégayants, à cause, peut-être, de leur fragilité, de leur incertitude ou de leur passage éphémère, funambules s'accrochant à leur corde raide au-dessus d'un vide silencieux et devant une scène vide.
L'auteur, Christina Mirjol, marionnettiste habile, tire les ficelles pour garder ses cris, des hors-le-temps, dans une humanité souvent refusée et plus souvent encore oubliée.
« Cri 22. L'écrivain
Il se peut qu'une femme vienne doucement avec une cuvette en émail blanc pleine d'eau et un gant de toilette de la même couleur. Il se peut qu'elle pose la cuvette devant elle, qu'elle prenne le gant et le torde, qu'on entende un filet d'eau. Il se peut que cette femme enfile le gant humide dans sa main et se relève. Il se peut qu'elle se lave la joue d'abord, puis le bras, puis le genou. Qu'elle se lave lentement et de façon cadencée… Puis il se peut que cette femme se mette à chanter :
« Plus fragile que la feuille de l'arbre
La vie
Plus lourde que montagnes au large
La vie
Légère
Comme plume d'outarde
Si
Tu la lies
A une autre vie
Ta vie » (La Vie, chanson de Félix Leclerc) »
Minimaliste, Christina Mirjol va droit aux points névralgiques de notre vie, les points devenus des bleus ou qui ont mal cicatrisé, des creux, des bosses faits par le travail du temps, plasticien de génie et par conséquent souvent détesté, car incompris.
Samuel Beckett aurait aimé te lire, Christina, et voir tes personnages, sosies pour le moins surprenants des siens, dans une attente sans fin, suspendus quelque part dans le temps, quelque part dans l'espace.
« Cri 23
Général Un
Il est mort ?
Soldat
Non, mon Général
Général Un
Qu'est-ce qu'il a ? Il n'est pas debout.
Soldat
Il est blessé, mon Général
Général Deux
Je vois. Il remue un doigt.
Général Un
On ne fait pas la guerre avec un doigt. Il faut l'évacuer.
Soldat
Il y a mon lit, mon Général, mon lit.
Général Un
A chacun sa place, mon gars, tu devrais savoir ça : quand tu tomberas, ton lit, tu en auras besoin…. 
Général Un
Il ne remue qu'un doigt, ce n'est pas assez…
Général Un
Il ne peut pas, ça ne sert à rien qu'on l'évacue. Il est fini, on va le mettre là. Va nous ouvrir, toi, le placard !
Général Deux
Ne reste pas devant, on t'a dit, tu parles trop, il y a là-bas une ville à prendre. Qu'est-ce que tu attends, fous le camp, on te dit, c'est un ordre.
Général Un
Avec ton lit, mon vieux ; Un, deux, un, deux... »
Absurde, absurde et vrai.
Une scène de théâtre la vie, et nous des personnages, le grand Will l'a déjà dit, des personnages sans boussole, les rêves ou le désespoir en guise de guide, affichent un sourire, ou une grimace ou un long cri avec la même bouche, les mêmes lèvres, la même gorge desséchée, le même soleil qui chauffe les uns trouve les autres depuis longtemps refroidis ou paralysés par la faim ou la maladie.
Christina Mirjol les met tous en scène, ils se croisent sans se voir, ils se côtoient sans se parler, leurs yeux des lumières éteintes ou en train de mourir, un dernier éclat avant la nuit « Cri 29 Cependant, devant le placard où les morts s'entassent, c'est aussi une belle journée de printemps : le soleil est très doux et les oiseaux se mettent à chanter. »
Les yeux de Christina Mirjol embrassent, dans un tour panoramique, une immense famille du vivant, arbres, animaux, hommes et femmes, tous des cris, des regards et un souffle. Et les cris se répètent, sans répit, comme les battement du coeur, jusqu'à l'épuisement et l'arrêt, pour recommencer après, car l'écrivaine est présente et à l'écoute, son oeil est témoin, son coeur une mémoire, l'écrivaine est leur porte parole, leur donne sang chair et voix.
Des dizaines de cris, comme dans une ronde, une farandole où les mains se tiennent serrées, tous sur la même scène de la vie, certains se plaignent, d'autres ricanent, d'autres encore parlent des yeux, ou alors s'étonnent de découvrir l'absurde et des caricatures, une tendresse, très rare, de l'humour aussi, toujours bienvenu, une force fragile, timide, souvent cabossée, mais bien présente et qui se soulève après chaque chute grâce à la plume d'un écrivaine à l'écoute, Christina Mirjol.
J'accueille le dernier cri, le 199e, avec sa peur, mais en lui enlevant le masque, je crois découvrir son vrai message de vie.
Mille fois merci, Christina, pour le bonheur que j'ai eu à rencontrer tes personnages et à leur parler, en silence, ils m'ont laissée me joindre à eux, ouverts et généreux, ils m'ont hébergée avec tendresse et cruauté.
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