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Critique de Sachenka


Chevaux échappés est le deuxième tome de la tétralogie La mer de la fertilité. Il se déroule exactement dix-huit ans après les événements racontés dans Neige de printemps. Shigekuni Honda, qui était un personnage secondaire, prend l'avant-plan. Il est devenu un magistrat spécialisé dans les affaires criminelles à la cour d'appel d'Osaka. Là, il mène une existence tranquille mais qui ne semble pas le combler pleinement. Il peine à se remémorer le passé. « La frontière entre le rêve et le souvenir était devenue indistincte dans l'esprit de Honda […] » (p. 13-14) Toutefois, un souvenir précis reste gravé dans sa mémoire. En effet, avant sa mort, son ami Kiyoaki Matsugae lui avait fait une dernière révélation : « Je te reverrai. Je le sais. Sous la cascade. » (p. 53)

Cette phrase troublante, elle lui revient régulièrement en mémoire et elle lui cause un émoi un jour particulier, après une compétition de kendo à laquelle il a assisté. Un des participants, le jeune Isao Iinuma, participe à un rite de purification par l'eau au pied d'une chute d'eau du sanctuaire de Konomiya. Ce faisant, il dévoilant distinctement un groupe de trois grains de beauté à l'arrière du mamelon gauche. Exactement comme Kiyoaki ! Est-il possible que ce jeune homme soit la réincarnation de son meilleur ami ? D'autant plus que Isao Iinuma est fils de l'ancien précepteur de Matsugae. Ainsi, le cycle se poursuit avec les mêmes personnages. Toutefois, le jeune Isao a une personnalité très différente du Kiyoaki amoureux. Dans tous les cas, il ne possède pas son âme sensible, ses doutes et ses incertitudes. Quoique… son patriotisme résolu et exacerbé qui puise dans des légendes d'une autre époque peut s'apparenter à une sorte de romantisme. Mais il se distingue surtout à travers les valeurs dans lesquelles il se retrouve, comme le devoir, l'honneur et la loyauté, élevés à leur paroxysme.

Avec des amis (et quelques autres), il forme une société secrète visant à ramener les valeurs d'antan, à se soustraire de l'influence occidentale, du capitalisme sauvage qui ne mène qu'à la corruption. Il vise à restaurer le pouvoir entre les mains de l'Empereur. N'est-ce pas un idéal noble ? Mais comment y arriver ? En assassinant des personnages de haut rang, «jugés» responsables de la situation. L'anarchie causée permettrait un retour en arrière. Mais attention, ils ne se voient pas comme de vulgaires terriristes. Ils ne comptent pas profiter de la situation mais, en cas de réussite comme d'échec, ils projettent se donner la mort via la cérémonie du seppuko. À partir du moment où Honda reconnaît son ami décédé dans Isao, c'est surtout à ce dernier que la narration s'attache. le lecteur a droit de longs passages d'un ouvrage qui plait aux jeunes anarchistes : La Voies des Dieux. On y raconte la dernière révolte des samouraïs. J'ai trouvé ces passages un peu ennuyeux et répétitifs mais, comme dans le reste de tétralogie, tout finit par être important, même si on ne s'en rend pas compte dans l'immédiat.

Toutefois, le complot est ébruité. Ne craignez rien, je ne dévoile pas l'intrigue finale puisque, au moment des arrestations, il reste plus d'un quart au roman. le procès des jeunes gens ramène à l'avant-plan Honda, qui endosse la défense. Grâce à lui mais surtout au fait que les anarchistes sont jeunes et proviennent de bonnes familles, ils s'en sortent plutôt facilement. Mais que peut la marche de l'Histoire face à de jeunes gens résolus ? Alors qu'il démontre que son projet n'était pas que des paroles en l'air, Iinuma projette de mettre à exécution le plan qu'il s'était donné avant son arrestation. Il demeure sans compromis. « À l'instant où la lame tranchait dans les chairs, le disque éclatant du soleil qui montait, explosa derrière ses paupières. » (p. 500) Cette fin, très poétique, est puissante. Je crois que ce moment et d'autres du même genre font écho à Kiyoaki qui, malgré son tempérament plus doux, pouvait se montrer déterminé et tendre continuellement vers son idéal de pureté.

Chevaux échappés, comme le tome précédent, permet au lecteur de suivre l'évolution de la société japonaise et des mentalités de la période de l'entre-guerre. Chez les plus jeunes, il y a les compétitions de kendo, l'académie, les cercles d'amis et les échanges sur la philosophie, la politique, etc. Pareillement chez les moins jeunes. Par exemple, les affaires de la juridiction d'Osaka, où travaille Honda, donnent un aperçu des événements au pays, l'accélération de la modernisation, la militarisation, la montée du nationalisme, etc. Mais les traditions demeurent importantes, et certaines valeurs aussi. Iinuma et ses amis anarchistes ne sont pas les seuls à comploter, et beaucoup d'autres partagent leur point de vue même s'ils ne sont pas disposés à aller aussi loin dans les moyens pour parvenir è leur fin. Faut-il y voir un prélude à la Seconde guerre mondiale ?

Bref, c'est un roman troublant mais passionant. Peut-être le plus intime de Yukio Mishima. Plusieurs parralèlle peuvent être faits entre lui et Isao Iinuma, dans sa pratique du kendo, dans ses idéaux purs et nobles, dans l'importance qu'il accorde aux traditions japonaises, dans sa vénération de l'empereur, et surtout dans sa fin ultime. En effet, l'auteur lui aussi s'est suicidé par seppuku dans le style des samouraïs. Dans tous les cas, l'âme de Kiyoaki Matsugae devra se trouver un autre corps dans lequel se réincarner. Je me lance rapidement dans le troisième tome de cette oeuvre remarquable qu'est La mer de la fertilité.
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