Yukio Mishima (1925-1970), le labyrinthe des masques (Toute une vie / France Culture). Diffusion sur France Culture le 20 février 2021. Un documentaire d'Alain Lewkowicz, réalisé par Marie-Laure Ciboulet. Prise de son, Philippe Mersher ; mixage, Éric Boisset. Archives INA, Sandra Escamez. Avec la collaboration d'Annelise Signoret de la Bibliothèque de Radio France. 25 novembre 1970 : Yukio Mishima, écrivain iconoclaste japonais âgé de 45 ans, met en scène sa propre mort ; alors quil sapprête à quitter le monde, il livre à son éditeur "La mer de la fertilité", véritable testament littéraire et spirituel de cet auteur tourmenté, fasciné par la mort rituelle. Cet homme nostalgique, avec son goût du vertige et de l'absolu, son amour des corps vierges et des âmes chevaleresques, sa quête effrénée des horizons perdus laisse une uvre considérable qui raconte sans aucun doute la recherche dune pureté illusoire et la laideur du monde.
Lectures de textes (tous écrits par Mishima) : Barbara Carlotti - Textes lus (extraits) : "Patriotisme. Rites damour et de mort" (film de et avec Yukio Mishima, 1965. À partir de "Yūkoku", nouvelle parue en 1961) - "Confessions dun masque" - "Le Lézard noir" - "La Mer de la fertilité".
Archives INA : Ivan Morris et Tadao Takemoto - Flash info annonçant la mort de Mishima le 25 novembre 1970.
Extraits de films : "Mishima" de Paul Schrader (1985) - "Le Lézard noir" de Kinji Kukasaku (1968) - Extrait du discours de Mishima juste avant son seppuku, le 25 novembre 1970.
Intervenants :
Pierre-François Souyri, professeur honoraire à luniversité de Genève spécialiste de lhistoire du Japon
Fausto Fasulo, rédacteur en chef des magazines "Mad Movies" et "ATOM"
Tadao Takemoto, écrivain, spécialiste et traducteur de Malraux au Japon et vieil ami de Mishima
Dominique Palmé, traductrice de Mishima chez Gallimard, spécialiste de littérature japonaise et de littérature comparée
Julien Peltier, spécialiste des samouraïs, auteur de plusieurs articles parus sur Internet et dans la presse spécialisée, en particulier les magazines "Guerres & Histoire (Sciences & Vie)" et "Actualité de l'Histoire". Il anime également des conférences consacrées aux grands conflits de l'histoire du Japon
Thomas Garcin, Maître de conférences à lUniversité Paris 7 - Diderot, spécialiste de Mishima et de littérature japonaise
Stéphane du Mesnildot, critique de cinéma, et spécialiste du cinéma japonais
Source : France Culture
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L'impossibilité de me faire comprendre est ma véritable raison d'être.
Au nombre de mes convictions incurables figure la croyance que les vieux sont éternellement laids, les jeunes éternellement beaux. La sagesse des vieux est éternellement ténébreuse ; les actions des jeunes sont éternellement transparentes. Plus les gens vivent longtemps, pires ils deviennent. En d'autres termes, la vie humaine est un processus inversé de déclin et de chute.
J’avais décidé que je pouvais aimer une jeune fille sans éprouver le moindre désir. C’était là sans doute l’entreprise la plus téméraire qu’on eût vue depuis le début de l’histoire de l’humanité. Sans m’en rendre compte, je visais à devenir – pardonnez-moi je vous prie, mon penchant pour l’hyperbole – un Copernic de la théorie de l’amour.
La plupart des écrivains ont une cervelle parfaitement normale tout en se comportant en sauvages ; moi, j'ai une conduite normale, mais c'est à l'intérieur que ça ne va pas .

Elle s'est déshabillée dans le noir, puis elle a sauté sur moi, comme prise de panique, mais ce n'était pas de la panique, c'était une joie atrocement violente et sincère. Je connais pas mal de filles, mais elles m'embêtent souvent, parce qu'elles répriment souvent leur plaisir à cause d'une curieuse vanité, ou parce qu'elles calculent tranquillement pour elles-mêmes leur plaisir, elles expriment leur plaisir parcimonieusement comme des chats, elles traduisent le langage du sexe dans le langage sans intérêt de l'esprit, elles lancent des formules romantiques qui sont complètement à côté de la plaque.
Mais cette quadragénaire était la plus féminine de toutes mes rencontres. Elle s'était fondue dans l'obscurité, comme la Voie lactée dans le ciel d'une nuit d'été, en dégageant une vague lumière laiteuse. Au milieu des sanglots, elle a pris mon visage plusieurs fois, comme dans un délire. Quand elle s'est assurée que j'étais bien là, elle m'a chuchoté d'une voix à peine audible : "Ryôsuke..."
À cause de la dope, je m'en moquais et je la caressais encore plus intensément. Elle a peut-être répété ce prénom masculin quatre ou cinq fois. Puis, comme pour vérifier ce nom, elle vérifiait ma peau.
Extrait de la nouvelle "Une matinée d'amour pur".
Mon but consiste à ressusciter en moi même l'âme du samouraï.
Je me sentis jaloux. Une intolérable jalousie, comparable à celle que doit éprouver une perle de culture à l'endroit d'une perle véritable.

Est-ce grotesque ? Est-il impossible de faire comprendre à autrui une illusion aussi subjective de la beauté ? En fait, dès l'instant où ils cessèrent d'avoir vingt-trois et dix-huit ans, c'est à dire dès l'année suivante, c'était devenu l'objectif essentiel de leur vie ou plutôt face à la vie. Ils mirent de l'acharnement à s'y tenir. Ils revenaient à leur première vision, autant de fois qu'il le fallait, et l'extraordinaire jeunesse de leur apparence les y aidait.
Pourtant, cette jeunesse avait des limites. Peu à peu, ils commençaient à éviter la lumière crue du jour, tout autant que la lumière artificielle de la nuit, pour préférer l'éclairage subtil du crépuscule ou de l'aube. Dans ces lueurs floues mais naturelles, l'homme de cinquante ans et la femme de quarante-cinq ans bénéficiaient de la délicatesse innée qui ne gardait de leur visage qu'un contour. Ils avaient compris que ce n'était que dans ce halo que la nature adoucissait la cruauté de ses lois, en maintenant dans sa fraîcheur le reflet de leur lointaine jeunesse, comme une aurore sur un flanc de montagne.
Extrait de la nouvelle "Une matinée d'amour pur".

Ce qui me fit rêver, ce n'était pas l'affaire elle-même qui, somme toute, avait tout d'une opérette, mais les énigmatiques sinuosités de la vie qu'elle devait mener plus tard. Lorsque la platitude de ma propre existence me pesait, je rêvais toujours à la désinvolture de ma tante, à ses jours aussi solitaires et périlleux qu'un numéro de funambule.
Quel sort fut réservé à la "scandaleuse" ? Elle fut bientôt oubliée. Elle eut alors le sentiment d'avoir été rayée de son propre passé. Car ce qu'elle avait été s'était dissous dans la mémoire des autres, quoique ce qu'elle était à présent eût toujours été à la merci de celle des journaux : quand elle était en présence des autres, ils pensaient à ce qu'elle avait été plutôt qu'à ce qu'elle était devenue. De plus, maintenant, elle-même se tournait avec une telle intensité vers ce qu'elle avait été, alors que ce qu'elle avait été n'était plus tourné vers ce qu'elle était devenue.
Les multiples lèvres qui ont murmuré sur son compte, les oreilles innombrables qui ont été tendues vers elle, les millions d'yeux qui ont dévoré ses photos, il est impossible qu'ils n'aient pas fini par influer sur la vie de Haruko. Elle n'avait plus d'autre choix que de vivre comme ils l'espéraient ou comme ils le redoutaient. Elle ne pouvait plus vivre à sa guise.
Pourtant, n'y avait-il pas une autre manière de vivre pour elle ? Qui ne fût ni attendue ni inattendue. Une façon de vivre violente, propre à elle seule. C'est de ça que je rêvais et à quoi j'aspirais pour elle.
(Extrait de la nouvelle "Haruko")

La période de l'enfance est une scène de théâtre sur laquelle l'espace et le temps s'enchevêtrent. Par exemple, il y avait d'une part les nouvelles que j'apprenais par les adultes au sujet des évènements survenus dans divers pays - l'éruption d'un volcan ou l'insurrection d'une armée - d'autres part les choses qui se passaient sous mes yeux - les crises de ma grand-mère ou les petites querelles de famille - enfin les évènements imaginaires du monde des contes de fées dans lequel je venais d'être plongé. Ces trois catégories me semblaient toujours être d'égale valeur et de même sorte. Je ne pouvais croire que le monde fût plus compliqué qu'un édifice de jeux de construction, ni que la prétendue "communauté sociale" dans laquelle il me faudrait entrer bientôt, pouvait être plus éblouissante que l'univers des contes de fées. Ainsi, sans que je m'en rendisse compte, l'un des éléments déterminants de ma vie était entré en jeu. Et à cause de mes luttes contre lui, dès le début toutes mes rêveries furent teintées de désespoir, étrangement complètes et en soi semblables à un désir passionné.