L'un de ses livres de chevet, avec les Mémoires du cardinal de Retz et quelques autres ouvrages, était un traité de morale qui s'intitulait L'Art de se taire. Depuis son enfance, il avait toujours essayé de pratiquer cet art-la, un art très difficile, celui qu'il admirait Ie plus et qui pouvait s'appliquer à tous les domaines, même à celui de la littérature. Son professeur ne lui avait-il pas appris que la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences ?
II avait prononcé cette phrase en la fixant droit dans les yeux, mais elle gardait de nouveau Ie silence. Ils firent demi-tour en direction des quais. En marchant, elle lui serrait Ie bras plus fort. Décidément, elle pratiquait l'art de se taire presque aussi bien que lui. Mais cela ne les empêchait pas de se comprendre à demi-mot.
Vous croyez d’abord tomber sur des coïncidences, mais, au bout de cinquante ans, vous avez une vue panoramique de votre vie.
Elle avait refermé son cahier et il renonça à lui poser d'autres questions, comme il avait renoncé a lui expliquer pourquoi il les lui posait. II aurait ete obligé de lui parler de son enfance et des personnes étranges qu'il avait côtoyées à cette époque-là.
Quelqu'un avait écrit: «On est de son enfance comme on est d'un pays », mais encore fallait-il préciser de quelle enfance et de quel pays. Cela aurait été difficile pour lui. Et il n'en avait vraiment pas Ie courage ni l’envie, cet après-midi-la.
Son professeur ne lui avait pas appris que la prose et la poésie ne sont pas faites simplement de mots mais surtout de silences.
Penser à ces deux personnes suffisait à lui rendre encore plus sensible la poussière - ou plutôt l’odeur du temps.
Il éprouvait un sentiment de légèreté à se promener, cet après-midi –là, au hasard dans les rues d’Auteuil. Il pensait à cet appartement si différent le jour et la nuit, au point d’appartenir à deux mondes parallèles. Mais pourquoi s’en serait-il inquiété, lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de les laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelquefois se mêler, tandis qu’il poursuivait son chemin d’un pas ferme, sans dévier d’un centimètre, car il savait bien que cela aurait rompu un équilibre précaire ?
A plusieurs reprises, on l’avait traité de « somnambule », et le mot lui avait semblé, dans une certaine mesure, un compliment. Jadis, on consultait des somnambules pour leur don de voyance. Il ne se sentait pas si différent d’eux. Le tout était de ne pas glisser de la ligne de crête et de savoir jusqu’à quelle limite on peut rêver sa vie.
…lui qui depuis des années avait l’habitude de vivre sur une frontière étroite entre la réalité et le rêve, et de laisser s’éclairer l’un l’autre, et quelques fois se mêler…
A cette époque, il n'avait cessé de marcher à travers Paris dans une lumière qui donnait aux personnes qu'il croisait et aux rues une très vive phosphorescence. Puis, peu à peu, en vieillissant, il avait remarqué que la lumière s'était appauvrie ; elle rendait désormais aux gens et aux choses leurs vrais aspects et leurs vraies couleurs - les couleurs ternes de la vie courante.
Les gens, d’ordinaire, en disent beaucoup trop.