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Critique de Alzie


Trois jeunes filles dont on ignore les noms, à l'inverse de la plupart des autres personnages qui les entourent, racontent chacune leur histoire. Trois récits dressant des profils attachants de paumées, « à côté de leurs pompes », trois portraits qui se frôlent tant ils se ressemblent, esquissés dans le flou de l'anonymat. Univers nébuleux, instable où le trouble est un invité de marque. Les disparitions sont fréquentes et peuvent être subites, les rencontres restent hasardeuses et les coïncidences bienvenues dans chacune de leurs histoires. Des convergences d'un récit à l'autre : bleu des veilleuses, du train de nuit (1er récit) ou du dortoir (2ème récit) ; la rue de Vaugirard, rêve parisien au deuxième récit, devient sujet de phobie au troisième ; l'évocation de la fourrière dans le premier et le dernier récit ; le beau-père boucher du deuxième récit et la confrérie des « tueurs » des abattoirs au troisième, et ainsi de suite. Des contrastes parfois crus ressortent de cette grisaille, ne font que renforcer l'impression de malaise.

Le premier récit est celui d'une jeune fille quittant Lyon brusquement pour la capitale. Hasard des rencontres, elle se lie à un homme, dont la prospérité ne fait aucun doute mais dont l'identité est masquée sous un nom d'emprunt. Ils entretiennent une liaison jusqu'au moment où il disparaît tout aussi brutalement qu'elle-même avait sauté, à la gare de Perrache, dans le premier train de nuit en partance pour Paris, laissant tout derrière elle. Curieusement, cet épisode pourtant court, remonté du passé, semble très long à celle qui le relate longtemps après, et plus précis encore que son présent que l'auteur, pour le coup, laisse dans l'informe. Cette jeune fille s'affirme à la fin pour ce qu'elle est, une blonde non identifiée et espérant bien le rester (p.53). Elle existe comme telle, c'est tout.

Le deuxième récit s'arrête un peu plus sur la généalogie familiale d'une jeune fille, mineure au début de sa narration. le passé du père disparu gommé par une mère indifférente qui s'est remariée est évoqué. Confiée à une tante, elle fugue de la pension sinistre où elle a été reléguée, en direction d'Annecy. Rupture avec sa vie antérieure comme dans la première histoire. En retrouvant quelques traces et objets de son père défunt, elle est confrontée à l'ombre dont elle fait partie (p.102) :

« le soir, j'ai commencé à lire les livres qu'il avait lus, puisqu'ils étaient dans la mallette :
La rue du Chat-qui-pêche
La vie de Mermoz
Manuel d'alpinisme
Manuel de camouflage
Et un petit livre vert pâle : Anthologie des poètes du XIXe siècle, où il avait souligné deux vers : Je me souviens/des jours anciens…, mais je n'en savais pas plus long sur lui ».

Un ami de son père l'aide à se trouver du travail. de petits boulots en petits boulots, son histoire s'achève assez violemment, lorsqu'une étrange lucidité lui laisse entrevoir soudain la spirale nauséeuse de l'avenir qui l'attend.

Enfin, le troisième récit est celui d'une jeune fille arrivant de Londres, et dont on sait très peu, pour occuper l'appartement vacant d'un ami à Paris du côté de la porte de Vanves, rue Brancion siège des Abattoirs. le coin n'est pas des plus oniriques, c'est son nouvel horizon. La proximité de la rue des Morillons et de l'église Saint-Antoine de Padoue, invoqué fréquemment par ceux qui veulent retrouver un objet perdu, fait sourire. Rêves et cauchemars. Souvenir de son ami disparu, là encore soudainement, à Londres. le ticket de retrait n° 0032 d'une dernière photo prise ensemble et qu'elle n'a pu récupérer est le seul marqueur de cette relation. Crise de panique dans le métro et bruits répétitifs sur le pavé parisien des sabots des chevaux menés à l'abattoir, créent un climat proprement halluciné scandé par les nostalgies musicales du café d'Alleray (« Whiter shade of pale ») où la conduisent parfois ses stratégies d'évitement de la rue Brancion. Elle y rencontre un prof qui la fait bifurquer alors dans le développement personnel, en la présentant à son « cercle » de happy few, et finit par s'abandonner aux vapeurs « New Age » d'un sommeil bienfaisant. Entre deux vies, elle a sauté le pas. Réconfortant ? Pas sûr.

Chacune de ces jeunes filles, dont l'audace est commune, pourrait tout aussi bien débarquer dans l'histoire de l'autre. La lecture de «In Search of Light and Shadow» que fait l'une d'elle à la fin, pourrait être partagée par les deux autres et c'est peut-être là que convergent symboliquement ces trois inconnues, entre ombre et lumière. Si la référence se fait musicale, l'originalité de ce trio féminin serait dans la partition assez radicale que lui fait jouer Patrick Modiano sur le thème « changer de vie » : coup de tête pour la première, coup de révolver pour la deuxième et coup de blues pour la troisième.

Les trois histoires fourmillent de références multiples, assez symboliques, qui ne sont pas fortuites et font partie intégrante du plaisir de lire Modiano dont la biographie à elle seule est loin d'épuiser les innombrables interprétations qu'on peut tirer de ce livre. Comme dans « Accident Nocturne » on retrouve bien sûr sa prédilection pour des personnages à la géographie mentale parcourue de souvenirs fugaces, de traces et de réminiscences ou bribes de rêves arrachés au passé. Ici encore, l'absence de toute forme de certitude, la réalité qui se dérobe en permanence, finissent par suspendre le temps au-dessus du néant, générant angoisses et oppression. Mais à tutoyer le vide il en devient aérien, P. Modiano. le style direct, concis et très fluide de ces Inconnues abolit la pesanteur de leur destin plombé. L'écriture utilise les mots de la grisaille, pour conduire le lecteur vers une esthétique de l'évanescence où la nuit et les ombres dessinent souvent les contours de l'univers qu'il affectionne.

« Signes, symboles, élans, chutes, départs, rapports, discordances, tout y est pour rebondir, pour chercher, pour plus loin, pour autre chose. Entre eux sans s'y fixer, l'auteur poussa sa vie. » Conclusion d'Henri Michaux dans la postface de Plume qui trouve, pour moi, un écho puissant dans ce livre.

A lire la nuit.
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