AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Roupille


Un an déjà que j'ai refermé Jérusalem.
Un an, c'était le temps nécessaire pour digérer ce parpaing de quasiment 1900 pages (en poche). C'était le temps nécessaire pour structurer mes idées autour de cet objet inclassable qu'est la brique d'Alan Moore, aussi.
On parle souvent de la puissance de la littérature, de la force évocatrice des mots, de l'importance du style, de la différentiation des genres… Jérusalem transcende tout cela.
Jérusalem n'est pas un roman. C'est une expérience. Une leçon. Une leçon d'écriture, une leçon de traduction, une leçon de narration, une leçon d'empathie, une leçon de maîtrise. Une leçon de littérature. C'est l'une des plus grandes oeuvres qu'il m'ait été donné de lire. Ni plus, ni moins.

Mais avant d'aller plus loin, revenons un instant au commencement : c'est quoi, Jérusalem ?
Il s'agit du deuxième essai littéraire de l'un des plus grands scénaristes de comics de l'histoire, le génial Alan Moore, auteur entre autres des cultes V pour Vendetta, Watchmen, From Hell, The Killing Joke et j'en passe.
Après La Voix du Feu, premier opus en forme de recueil de nouvelles ayant pour toile de fond l'histoire de Northampton, Moore récidive en écrivant, tout au long des presque 2000 pages de Jérusalem, l'une des plus grandes et belles déclarations d'amour qu'un auteur peut écrire à sa ville d'origine. Vous l'aurez compris, il ne sera ici nullement question de Jérusalem, mais bien de Northampton - et plus particulièrement du quartier des Boroughs -, le titre provenant du poème de William Blake, And did those feet in ancient time, adapté plus tard en chanson sous le titre Jérusalem.

Avec pour fil conducteur la réalisation par l'artiste Alma Warren d'une série de tableaux inspirés de l'expérience de mort imminente de son frère Mickael lorsque celui-ci avait 3 ans, le lecteur va plonger dans une oeuvre aussi déroutante qu'originale.
Jérusalem est constituée d'un prélude présentant l'atypique Alma, sorte de "version drag queen" d'Alan Moore du propre aveu de ce dernier, et son jeune frère, de trois livres en forme de recueils de nouvelles à l'identité propre, puis d'un postlude apportant une conclusion dont je ne sais pas si c'est du pur génie ou l'un des plus gros trolls de l'histoire de la littérature.

Livre 1 : Les Boroughs
La première partie de Jérusalem est probablement la plus classique : on enchaîne la lecture de chapitres sans lien apparent, présentant différents habitants du quartier des Boroughs à travers les époques. Avec ces portraits de pauvres gens, Moore nous conte l'histoire du quartier populaire des Boroughs. C'est parfois long, notamment à cause de descriptions nombreuses et un rythme extrêmement lent, mais la passion du barde anglais pour son quartier, l'amour qu'il porte aux petites gens, son sens aigu du détail et les liens qu'il parvient, sans que l'on ne s'en aperçoive, à tisser entre tous ses personnages forcent le respect et donnent à cette première partie une jolie dimension d'oeuvre sociale… avant de se conclure par une ouverture vers le fantastique attendue tout au long de ces premiers chapitres.

Livre 2 : Mansoul
Mickael, meurt donc une première fois à 3 ans, en s'étouffant avec un bonbon. Bien évidemment, cette mort n'aura rien de définitive, puisque c'est cette expérience qui inspirera à sa soeur Alma la série de tableaux du livre.
Après une première partie qui s'attachait à nous présenter le quartier des Boroughs, le Livre 2, Mansoul, nous emmène dans le royaume des morts. Mickael y intègrera le "gang des enfantômes" dans une sorte de club des cinq de l'au-delà à l'imagerie aussi réjouissante que psychédélique.
Alan Moore montre dans ce deuxième livre une capacité à stimuler l'imaginaire de son lecteur absolument hors du commun. Ses descriptions délirantes semblent tellement réelles à la lecture de ces 11 chapitres qui alternent l'épopée des enfantômes et l'histoire, souvent déchirante, de chacun d'entre eux, que deux constats s'imposent : le druide fou de Northampton ne tourne pas qu'à l'eau minérale, et il fait preuve d'une imagination débordante en nous proposant cette sorte de conte pour enfants fantastique.

Livre 3 : L'enquête Vernall
Il semblait impossible d'aller plus loin dans la folie qu'avec Mansoul. C'était avant de lire l'enquête Vernall. Cette troisième partie dépasse tout ce que Moore a pu nous faire vivre jusqu'à présent en mêlant tous les personnages croisés jusque-là, monde réel et au-delà, dans un improbable défilé d'exercices de styles. Quand la folie décide de rendre hommage à la littérature, et vice-versa.
Moore parvient ici à montrer toute sa maîtrise des mots, des styles et des genres littéraires, en alternant entre la nouvelle contemporaine, la poésie, le théâtre, le polar et autres proses indescriptibles que ne renieraient pas les membres de l'Oulipo... Rien n'y est jamais gratuit, le style est toujours au service du propos, tantôt pour imposer un rythme, tantôt pour contrebalancer avec le caractère insoutenable de certaines situations, mais toujours avec une intelligence remarquable.
Un sommet dans la folie est atteint avec le chapitre 26, Battre la campagne, qui nous emmène dans l'esprit malade de Lucia dans un style impossible à retranscrire, fait d'images, de sons, exercice à la fois phonétique et métaphorique symbolisant les dégâts que peuvent créer certains traumatismes sur la psyché. Il est nécessaire de souligner ici le travail incroyable de traduction de Claro, particulièrement sur ce chapitre intraduisible, mais aussi pour l'ensemble de son oeuvre, car c'est aussi la sienne.

Enfin, le livre se conclut sur un postlude, l'exposition des tableaux d'Alma, tout à la fois en forme de mise en abyme, de coup de génie et de troll monumental, preuve ultime de la maîtrise totale de son oeuvre par un Alan Moore probablement hilare à l'idée d'avoir emmené tout au long de ces quasi 2000 pages son lecteur exactement là où il voulait qu'il soit à son insu.

Jérusalem est fait pour toi si... plus qu'un livre, tu souhaites vivre une expérience qui t'emmènera dans les limbes de la folie humaine.

J'ai aimé :
- La passion contagieuse de l'auteur pour ses personnages
- La folie délirante de Mansoul
- le jusqu'au boutisme du cerveau malade de Moore
- Une démonstration de styles incroyable
- La conclusion

J'ai moins aimé :
- le rythme parfois extrêmement lent
- le jusqu'au boutisme de l'oeuvre qui la rend difficile à conseiller
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (3)voir plus




{* *}