Les mots que l'on ne dit pas sont ceux que l'on regrette le plus.
J'ignore le pardon. La religion enseigne le pardon. Mais je ne peux pas pardonner. La colère m'étouffe encore, vive, tapie au fond de mon ventre comme un insecte géant qui décorerait mes entrailles. Je hais les Japonais. Je les hais avec violence qui puise ses racines dans mon corps blessé, humilié, dans mes rêves piétinés. Aujourd'hui encore, plus de cinquante ans après la fin de la guerre, je ne peux croiser un Japonais dans la rue sans que le sang ne bourdonne aux tempes et que mes pieds ne se dérobent sous moi. Le temps n'efface rien, ni la douleur ni la rancœur.
Je reconnus que Madame Kim n'était en fait ni méchante ni bonne. Simplement humaine, et donc faible. Une femme ordinaire, qui faisait son travail sans se poser de questions. Son rôle consistait à tenir un bordel pour soldats, elle s'y employait à merveille, avec fermeté et entrain, nullement apitoyée par le sort tragique des filles qui y travaillaient, mais sans hypocrisie ou bassesse pour autant. Il lui suffisait de savoir qu'une fois entre les murs de son établissement, ses pensionnaires ne manquaient de rien, et sa conscience restait en paix. Madame Kim faisait partie de ces gens dont l'horizon se cantonne au pas de leur porte. On eût pu mourir sous ses yeux qu'elle n'eût pas bronché, ne se sentant pas directement responsable. Madame Kim n'entendait rien, ne voyait rien.
D'ailleurs je tardais à parler. Les mots ne me venaient pas. Je les entendais, je les comprenais, mais un mur invisible me séparait du monde. L'univers du silence a cela de bon qu'il n'offre pas d'appui à la colère des autres.
Nous avions créé notre univers, un univers à l'écart du monde, de ses vicissitudes, obéissant à des lois connues de nous seuls et que chaque jour nous réécrivions avec le corps et l'esprit. Un univers où la guerre n'existait pas. Mais un univers où l'amour non plus n'avait pas sa place. Car le sentiment qui nous liait était de la même nature que le mot "silence". Le prononcer suffisait à le détruire.
La misère ne se partage pas. Et dans le désespoir et la fatigue, l'injustice et l'impatience égoïste des hommes avaient recréé de nouvelles différences formant une cour des miracles où mendiants et mourants obéissaient à une hiérarchie aussi cruelle et injuste que celle des nantis.
Même en temps de guerre, les hommes bons trouvent toujours un moyen de tendre la main.
Il avait le regard grave et, après avoir hésité à me parler anglais, notre langue de complicité, avait opté pour le japonais. Funeste présage pour qui connait la complexité des langues d'Asie. Le japonais comme le coréen sont des langues cruelles pour les femmes et les faibles, car inséparables d'une image figée du monde et de la société, hiérarchisée selon deux axes confondus : position sociale et personnelle, âge et sexe. A ces critères s'ajoute une nuance qu'apporte le choix des particules de politesse qui varient en fonction de l'atmosphère de la discussion, officielle ou décontractée. En quelques instants, par la magie noire des langues, je chutai au plus bas des relations stylistiques.
J’ignore le pardon. La religion enseigne le pardon. Mais je ne peux pardonner. La colère m’étouffe encore, vive, tapie au fond de mon ventre comme un insecte géant qui dévorerait mes entrailles. Je hais les Japonais. Je les hais avec une violence qui puise ses racines dans mon corps blessé, humilié, dans mes rêves piétinés.
Les mots que l'on ne dit pas sont ceux que l'on regrette le plus.