Citations sur Elmet (29)
J’attrapais la main de ma sœur. La lumière qui filtrait par les fenêtres en hauteur s’assombrit à mesure que Cathy parlait, car une série de nuages couleur cendre obscurcissait peu à peu le soleil. Il faisait très chaud depuis plusieurs jours. Chaud, humide et lourd. Les cieux emprisonnaient la chaleur comme une dalle en pierre au-dessus d’un sarcophage.
Elle ne supporte pas d'avoir eu le pouvoir de lui faire prononcer ces mots. Elle donnerait n'importe quoi pour revenir dix minutes en arrière, dans un monde où son père est fautif, où elle a le droit de lui en vouloir et où les décisions des adultes ne peuvent être questionnées, car s'adapter à ces décisions est une gymnastique à la fois si ardue et si exaltante que l'idée de l'avoir fait en vain serait intolérable.
" Il y eut pourtant un déclencheur. Quelque chose qui se modifia dans son esprit. J'ignore si c'est l'événement lui même ou le fait que je sois impliiqué, mais il se produisit quelque chose".
Dans le passé, je travaillais pour cet homme.
Il utilisait mes muscles contre les pauvres et les faibles pour qu’ils paient leurs dettes. C’est à ça que je lui servais, et il veut que je recommence. Mais moi, je veux pas. Je travaillerai plus jamais pour ce type. Mon corps m’appartient. C’est mon seul bien.
Pendant un temps, il avait même bien gagné sa vie. Il en retirait une certaine fierté, ou quelque chose de cet ordre, un sentiment qui avait pourtant quasiment disparu dans la région.
Je brise tous les liens. Je progresse en bordure des champs. J’escalade des barbelés, des barrières. Je franchis des zones industrielles et des jardins privés. Je ne m’occupe pas des limites des comtés, des quartiers, des paroisses. Je traverse des prés, des pâturages et des parcs.
Les rails m’aiguillent au milieu des collines. Les trains glissent dans les vallons assombris par les sommets. Je passe une nuit étendu dans la lande à observer le vent, les corbeaux, les véhicules au loin ; absorbé par les souvenirs de cette même terre, plus au sud ; avant,
bien avant ; puis par les souvenirs d’une maison, d’une famille, de ses hauts et ses bas, des revers de fortune, des commencements et des fins, des causes et des conséquences.
Le lendemain matin, je reprends ma route. Les vestiges d’Elmet gisent à mes pieds.
La pluie tombe puis s’arrête. Les herbes folles sont trempées. La semelle de mes chaussures crisse dessus. Si mes muscles me font mal, je les ignore. Je cours. Je marche. Je reprends ma course. Je traîne des pieds. Je me repose un peu. Je bois dans des trous remplis d’eau de pluie. Je me redresse. Je repars.
Je doute sans cesse. Si elle est partie vers le sud en atteignant la voie ferrée, c’est fichu, je ne la retrouverai jamais. J’aurai beau marcher, trotter, courir, m’allonger au milieu des voies pour me faire couper en deux par un train, ça ne changera rien. Si elle est partie vers le sud, je l’ai perdue.
J’ai choisi le nord, alors je continuerai par là.
Je ne projette pas d’ombre. La fumée dans mon dos étouffe la lumière du jour. Je compte les traverses, et les chiffres défilent. Je compte les rivets et les boulons. Je marche vers le nord. Mes deux premiers pas sont lents et traînants. Je ne suis pas sûr d’avoir pris la bonne direction, mais je dois m’en tenir à mon choix : j’ai franchi le tourniquet, et la barrière s’est refermée.
Je sens encore l’odeur des braises. Contour charbonneux d’une épave qui ondule. J’entends à nouveau les voix de ces hommes et de la fille. La rage. La peur. La détermination. Puis ces vibrations destructrices dans les bois. La langue des flammes. Leurs crachats secs et brûlants. Ma sœur à la peau maculée de sang, et cette terre vouée
à la destruction.
Je longe la voie ferrée. Quand j’entends une locomotive au loin, je me jette derrière les aubépines. Pas de trains de passagers, juste de marchandises. Des wagons en acier maculés d’emblèmes inattendus : l’héraldique d’une jeunesse qui a bien vieilli. De la rouille, des gravillons, des décennies de brouillard sale.
Je regardais en direction de la maison quand j'entendis le coup qui heurta la tête de Cathy. Ce n'était pas un bruit familier, et pourtant il était si proche, aussi doux et agaçant qu'un ballon de foot qui rebondit sur le gravier. L'instant d'après, Cathy avait la tête par terre. En baissant les yeux, je la vis elle, et non l'homme qui l'avait frappée. Elle toussa contre la terre sèche, ce qui envoya un nuage de poussière. Elle n'était pas inconsciente, tandis que moi, je sombrai dans un grand trou noir.
je ne voyais jamais mon père hésiter, je ne le voyais jamais sortir de ses gonds ou faire un faux pas, et je savais au fond de moi que jamais je ne le verrais pleurer.