Ne vous laissez pas impressionner, me disait-on. Vous connaîtrez ces gens mieux qu’ils ne se connaissent eux-mêmes.
La beauté qui peut émaner de la tristesse est incroyable.
Je consultais régulièrement mon GeneScan tout en lisant un journal abandonné sur la table. La quantité d’informations contenue dans ces feuillets archaïques, fabriqués avec de la pâte, ne cessait de m’étonner ; ça, ainsi que la nature brute de l’ensemble, la multitude des points de vue et des opinions. Mais une fois passé l’étrangeté initiale, c’est la haine systématique qui m’a le plus frappé. La mesquinerie, le côté prévisible. Les Russes détestent les Tchétchènes, les sunnites détestent les chiites. Les Blancs détestent les Noirs, qui détestent les Latinos. Les Anglais détestent les Irlandais, les Hutus détestent les Tutsis, les Bosniaques, les Serbes, et j’ai perdu le compte de ceux qui détestent les musulmans ou les juifs. Les Japonais détestent les Chinois, qui détestent les Taïwanais et les Tibétains. Les Salvadoriens détestent les Nicaraguayens. Les Saoudiens détestent les Yéménites. Le Pachtoun déteste le Urdu. Et je n’en suis qu’à la page neuf.
Après tout, sait-on vraiment ce qu’on fait, et pourquoi, quand on se retrouve au cœur de l’action ? Ce n’est que plus tard, quand on regarde en arrière, qu’on commence à classer les Événements, à les étiqueter. Intention, désir, inclination. Hasard, aléas, décision. Cause et effet, fins et moyens. S’il y a bien une chose que ce boulot m’a appris, c’est que lorsque les gens se retrouvent dans le feu de l’action, ils agissent en conséquence, pour seulement ensuite se trouver des justifications. Ils se dédouanent, prétendent qu’ils n’avaient pas le choix. Ils lèvent les mains au ciel, ou partent simplement du principe que ces Événements devaient avoir lieu. Ils appellent ça le destin, ou Dieu, ou Allah – autant de termes répréhensibles aujourd’hui.
Quelle ville ! Sa structure parfaitement géométrique, ses larges avenues, ses trottoirs impeccables, tous ces monuments qui baignent dans une lueur céleste…
Il y a tellement d’informations ici qu’ils passent le plus clair de leurs vies à s’y perdre.
Il est l’heure passée de dix minutes, et mon sujet se met en route. Il a un rendez-vous important – un rendez-vous avec l’Histoire, en fait, même s’il l’ignore encore. Il doit rencontrer sa source, un individu mystérieux qui l’a mis sur la piste d’une affaire en or, mais dangereuse. Un graal mythique, dont il commençait à douter de l’existence. Sa source lui a promis le graal, ce soir. À condition qu’ils se rencontrent en personne.
Trois énormes SUV noirs progressent dans les rues, tels des buffles musculeux qui arpenteraient leur territoire. Les lumières de la ville glissent sur leurs vitres teintées – les jaunes des gratte-ciel, les blanches de la rue, et les rouges dont ils n’ont que faire, vu la manière dont ils traversent les carrefours à coups de klaxon. Les gens sur les trottoirs leur adressent à peine un coup d’œil.
Je traverse la rue vide dans leur sillage. La plupart des lumières de l’immeuble des Imprimeries Nationales sont encore allumées – des correspondants du monde entier s’y activent pour tenir leurs délais. Les rédactions attendent à Tokyo, les masses sont avides d’infos à Bombay, le public a le droit de savoir à Londres. Le volume d’informations qui sort de cet immeuble me sidère – le poids que ça représente, tout ce gâchis. Comme si les gens en avaient besoin.
Je protège les Événements.
C’est la façon la plus concise d’expliquer ce que je fais, et c’est ainsi que mes supérieurs au Ministère me l’ont présenté la première fois. Je n’en savais auparavant pas davantage que n’importe qui d’autre sur lesdits Événements, mais je suis devenu un expert en la matière. Je sais pourquoi les gens se déchirent, pourquoi ils se haïssent parfois, je connais leur plus grande crainte. C’est du moins ce qu’on m’a expliqué lors de mon Entraînement.
« L’histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité. »
Arthur Koestler