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Critique de HordeDuContrevent


L'attente de l'attente, latente et lente…

L'attente est le maitre mot de ce magnifique livre de l'espagnol Antonio Munoz Molina. le narrateur vient de quitter définitivement New York et d'aménager dans un appartement en plein coeur de Lisbonne. Il attend Cecilia, sa femme, éminente et active neurologue spécialiste dans les troubles de la mémoire et le traitement des traumatismes, retenue pour le moment par son travail.
En attendant qu'elle le rejoigne enfin dans leur nouveau logement, notre homme le transforme en petit cocon, attentif à ce que tout soit bien rangé et propre, fleuri et aéré, à son arrivée qui ne saurait tarder. Peut-être une question de jours ou de semaines, nous ne savons pas. le narrateur, dont nous connaitrons le prénom qu'à la toute fin, a tellement hâte d'entendre enfin ses pas dans l'escalier, lui qui semble fou amoureux de cette femme que nous découvrons au fur et à mesure qu'il en dresse le portrait sensible et délicat, lui qui semble vouer sa vie même à sa femme dont il est si fière. Leur chienne Luria attend également fidèlement aux côté de son maître. Il faut dire qu'ils ont quitté une ville bruyante, oppressante et dans laquelle ils ont vécu avec horreur les attentats du 11 septembre, les menaces à l'anthrax aussi.
Partir leur semblait nécessaire pour pouvoir oublier. Lisbonne, qu'ils connaissent un peu, Cécilia ayant parfois des congrès dans cette capitale, a été la ville choisie pour démarrer leur nouvelle vie. Une ville également océanique, où la présence d'un grand fleuve et d'immenses ponts ne les dépayse pas trop, mais une ville plus calme, plus lente, moins clinquante, plus douce.

Cet avant, cette période transitoire est source de projections. « C'est l'attente qui est magnifique » selon Breton, elle distille un suspense qui se délecte de ce qui n'est pas encore arrivé et qui se fantasme. Il est bon de voir cet homme, en attendant, déambuler dans cette ville magnifique qu'est Lisbonne, y prendre ses repères, plonger dans sa sensorialité, bruits, lumières, couleurs, odeurs passés au tamis des sens en éveil par la nouveauté. Il est touchant de le voir prendre ses marques, aménager leur intérieur avec les meubles d'avant qu'ils ont fait parvenir, selon un agencement proche de leur appartement américain au point d'ailleurs de parfois confondre les deux logements. Ce moment transitoire de l'attente est source d'un nouveau quotidien dans un lieu qui doit ainsi répondre à l'attente, répondre aux espoirs. Ainsi imagine-t-il Cécilia dans cette ville nostalgique et dans cet appartement où il se voit déjà lui servir le petit déjeuner sur la table bleu indigo du petit balcon d'où l'on aperçoit la statue du Christ, faisant penser confusément au Brésil…Se projetant dans ce futur proche, le narrateur songe au passé, depuis les lieux importants de sa vie, les écrivains lus, les paysages aimés.

Cette attente nous plonge nous-même dans une situation d'attente, amplifiée par une écriture lente et magnifique, toute en retenue et délicatesse. Les jours semblent passer sans que Cécilia n'arrive. Et notre homme d'attendre, et nous avec. Nous lisons, quelque peu figés, tournant les pages avec un peu plus de fébrilité et de malaise. Car, chose surprenante, ce temps de l'attente suspend le temps. le temps est arrêté contrairement au temps de l'accompli et de l'action à venir, ici tout se fige à tel point que la chronologie du temps du narrateur se grippe. Il attend à la fois quelque chose, en l'occurrence quelqu'un, et n'attend rien. L'attente devient un objet sans mémoire, sans mouvement, sans accomplissement, une parenthèse qui se cesse d'appeler le passé et de supposer le futur. Cette attente est-elle fuite destinée à nier le réel ? N'est-elle pas une réponse à la perte de sens de la vie ?
Le surréaliste Maurice Blanchot a écrit que « l'attente commence quand il n'y a plus rien à attendre, ni même la fin de l'attente. L'attente ignore et détruit ce qu'elle attend. L'attente n'attend rien ».

Avec ce temps figé, cette attente interminable, l'angoisse, le malaise monte peu à peu, nous le ressentons confusément, à l'aune de petites alertes de replis sur soi qui apparaissent, de ci de là, comme le ressent également Luria qui finit par se cacher dans les cartons loin de cet étrange maître. La fin du monde sans cesse évoquée pour justifier ce changement de vie, il est d'ailleurs totalement obsédé par les informations toutes plus angoissantes les unes que les autres qu'il peut lire ou entendre, semble être la fin de cet homme même, de son intégrité physique et psychique.
Se développe alors une autre forme d'attente vécue de manière plus incertaine, floue, aléatoire, angoissante dans laquelle des failles apparaissent. L'attente rendrait-elle fou ? Engluerait-elle notre homme habité par ses démons dans une certaine langueur ? Dans une anfractuosité du temps, au bord du grand fleuve, permettant de mieux se faire oublier ? L'attente est-elle un enfermement dans un mensonge ?
Dans cette montée progressive et subtile de l'angoisse, ce thriller psychologique m'a fait penser par moment au livre « Esprit d'hiver » de Laura Kasischke.

« La stricte répétition des tâches quotidiennes dans un lieu clos qui ne change jamais pétrifie le temps au point de le supprimer ».

Ce livre fait partie d'une littérature de l'attente mais aussi, soulignons-le, d'une attente de la littérature qui joue un rôle primordial durant cette période temporelle. A la fois élément d'aide mais aussi facteur d'isolement, la littérature est appréhendée en une mise en abyme passionnante, le narrateur multipliant les lectures amplifiant son état.
« Même si l'idée ne me séduit guère, il vaudrait mieux que j'arrête de lire pour le moment. La lecture a un effet excessif sur moi. La réalité est devenue un terrain trop fragile. Dès que je parcours un texte, je tombe dans un état hypnotique et deviens ce que je lis. La réalité tangible est usurpée par celle, imaginaire et bien plus puissante, des mots sur le papier ».

Voyage sur les méandres du temps, ce livre est également fascinant sur sa manière d'explorer les différentes facettes de la mémoire.
« Cela arrive une fois et de nombreuses autres fois. Les dates changent, de même que la lumière des saisons, les états d'âme, mais la scène est immuable. La fenêtre, la rue sous les arbres tantôt feuillus, tantôt nus, de jeunes feuilles ivres de chlorophylle ou jaunes en automne, le soleil couchant sur les façades et les corniches des immeubles d'en face, son déclin doré et rougeoyant, les fenêtres qui s'éclairent ensuite à mesure que la nuit tombe, et moi qui ne cesse de regarder les trottoirs, les feux d'un taxi, les voyants rouges, des braises dans le noir. La mémoire ne conserve guère les faits singuliers, elle privilégie des séquences réitérés, des patrons, des modèles, des concentrés d'expérience qui aident à prédire des répétitions à venir ».


Un huis-clos sur l'attente à l'immobilisme vertigineux, poignant et douloureux, subtil et profond, à la simplicité trompeuse, aussi dérangeant que brillant, aussi angoissant que méditatif, un livre que je ne suis pas prête d'oublier, dans lequel, cerise sur le gâteau, Lisbonne est mise à l'honneur comme le dévoile la superbe couverture du livre qui est en elle-même une invitation au voyage, un voyage vers la saudade ! Un grand merci à Sandrine, @HundredDreams, à qui je dois ce coup de coeur et la découverte de ce grand auteur espagnol.

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