Vidéo de Antonio Muñoz Molina
« Je suis européen parce que m’importent la liberté tout autant que la justice, parce que j’aime partager plusieurs identités, parce que je défends passionnément la raison et crois à la compatibilité de l’intransigeance et de la modération : l’intransigeance qui ne tolère ni censure, ni abus, ni injustice; la modération qui sait que les choses sont difficiles à résoudre et requièrent patience et longueur de temps, et qu’il n’y a pas de paradis terrestres, et qu’ils ne sont même pas souhaitables. »
(Le Monde, entrevue du 05/05/2019)
Il regardait sans beaucoup d’attention les vitrines des boutiques et se rappelait l’étonnement de Socrate devant la profusion du marché d’Athènes : « Tant de choses existent dont je n’ai pas besoin. »
Le niveau de tolérance face à l'incertitude, la conscience de la fragilité de sa propre vie et du provisoire de toutes choses est plus faible en Amérique du Nord que n'importe où ailleurs : les Européens d'un certain âge se rappellent que leur civilisation fut détruite en peu de temps par le totalitarisme et la guerre et que les villes les plus belles peuvent se transformer du soir au matin en un paysage de ruines [...].
Elle a tout doucement fermé la porte et elle est sortie sans faire de bruit comme lorsqu'on quitte, à minuit, un malade qui vient de s'endormir. J'ai écouté ses pas s'éloigner lentement dans le couloir, redoutant ou désirant qu'elle revienne, au dernier moment, poser sa valise au pied au pied de mon lit et s'y asseoir avec un air de renoncement ou de lassitude, comme si déjà elle rentrait de ce voyage qu'avant ce soir elle n'a jamais pu faire. Quand la porte s'est refermée, ma chambre a été plongée dans l'obscurité, et seul m'éclaire encore un mince rayon de lumière venu du couloir, qui se glisse jusqu'à mon lit; mais dans l'embrasure de la fenêtre le ciel est bleu sombre, et les volets ouverts laissent entrer un air de nuit d'été tout proche, une nuit déchirée, au loin, par le sifflet des express qui suivent la livide vallée du Guadalquivir (...).
(Incipit)

Tu changes de ville, de chambre, de visage, de ville, d'amour, mais même quand tu te dépouilles de tout, il reste toujours quelque chose de permanent, qui réside en toi depuis que tu es doué de mémoire et depuis bien avant que tu aies atteint l'âge de raison, le noyau ou la moelle de ce que tu es, de ce qui jamais ne s'est éteint, non pas une conviction ni un désir, mais un sentiment, parfois amorti comme la braise du feu de la veille cachée sous les cendres, mais presque toujours très vif, qui palpite dans tes actions et qui colore les choses d'un éloignement durable dans le temps; tu as le sentiment d'être déraciné, étranger, de ne jamais être tout à fait nulle part, de ne pas partager les certitudes d'appartenance qui pour d'autres semblent si naturelles ou faciles, ni l'assurance avec laquelle beaucoup d'entre eux s'accommodent ou possèdent, ou bien tiennent pour acquises la solidité du sol où ils marchent, la fermeté de leurs idées, la durée future de leur vie.
Il voyait autour de lui des visages inconnus qui s'agglutinaient devant le bar et autour des tables voisines avec leurs classeurs et leurs manteaux qui semblaient les protéger avec la même efficacité de l'hiver et du moindre soupçon de peur, plein d'assurance dans l'air chaud et la brume de tabac et des voix, bien fermes sur leurs noms, leur avenir choisi, ignorant la sourde présence parmi eux des émissaires de la tyrannie, aussi irrévocablement qu'ils ignorent, ces fils de l'oubli, que les pinèdes et les briques rouges qu'ils viennent de traverser ont été, il y a trente ans, un champ de bataille.
- J'ai écouté ce morceau, Lisboa. Cela m'a rappelé le voyage que vous aviez commencé ensemble.
- Ce voyage, a-t-il répété. C'est à ce moment-là que je l'ai composé.
- Mais tu m'as dit toi-même que vous n'étiez pas allés jusqu'à Lisbonne.
- Non bien sûr. C'est pour cela que j'ai fait cette chanson. Toi, est-ce que tu ne rêves jamais que tu te perds dans une ville où tu n'as jamais été?
Les choses n'existent que s'il y a quelqu'un, interlocuteur ou témoin, qui nous permette de nous souvenir qu'un jour elles ont été vraies.

Mes yeux se ferment, le livre me glisse presque des mains pendant que Will Münzenberg marche, perdu dans la foule qui se répand sur les routes, qui se disperse dans les champs voisins comme un vol d'insectes chaque fois que s'approchent les avions de chasse allemands volant en rase-mottes, d'abord les moteurs au loin, puis des silhouettes métalliques brillant dans le soleil de juin, et enfin leurs ombres, grands oiseaux de proie aux ailes immobiles et ouvertes, mitraillant un convoi de véhicules militaires en fuite, larguant leurs bombes sur un point où s'entassent les fugitifs, ralentis dans leur avancée par un camion en panne. Des insectes en fuite, c'est ce que verront les pilotes depuis le ciel : silhouettes minuscules, griffonnages noirs obliques. Mais chacune de ces créatures infirmes est un être humain, il a son nom et sa vie, un visage qui n'est semblable à celui de personne d'autre. C'est parmi eux que Willi Münzenberg veut se cacher, il veut n'être personne pour échapper aux grandes mains et à la gueule du cyclope. Mais l'œil du cyclope qu'il connaît le mieux et qu'il craint le plus, Joseph Staline, voit tout, scrute tout, ne permet à personne de s'échapper ni de sauver sa vie, même en se réduisant à la taille de l'insecte le plus lamentable, un condamné ne peut pas échapper à sa poursuite.
Al-Mansur avait utilisé le luxe comme une arme de propagande politique, ‘Abd al-Malik, lui, s’y complaisait avec excès comme tous ceux qui l’entouraient et l’on dit qu’à Cordoue, jamais il n’y eut plus grand commerce de soieries et de métaux précieux que durant les sept années qui précédèrent le désastre.
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