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Critique de Lasseube


Cet ouvrage, on ne peut le résumer, on ne peut que le lire. Déjà ce n'est pas un livre “normal”. Parce que Robert Musil n'est pas un homme ordinaire. C'est un surdoué qui se sert de la littérature pour exprimer ce qu'il ressent dans sa confrontation au réel. En dépit d'un style littéraire de facture éminemment classique, l'écrivain autrichien écrit comme nul autre humain n'a su le faire avant lui, ne le fera sans doute jamais après lui. Par le truchement de ses personnages, on assiste à ce qui se passe dans sa tête. « Il n'est malheureusement rien d'aussi difficile à rendre, dans toutes les belles-lettres, qu'un homme qui pense » écrit-il au chapitre 28 du premier tome. Telle est pourtant l'ambition de cette oeuvre de près de 2.000 pages (si on compte les deux tomes) qui, à la lisière entre psychologie, philosophie et métaphysique, constitue selon moi la plus belle création littéraire du XX° siècle.
Cet ouvrage procure le dévoilement d'un univers intérieur, comme chez Proust. On y plonge dedans, ou on reste à la surface. Mais les dimensions, le volume, font qu'il ne peut y avoir de juste milieu. Il y a des passages sans doute longs, parfois peut-être même inutiles (des chapitres très conceptuels “à l'allemande”), mais on est obligé de tout prendre, comme on le fait avec quelqu'un que l'on aime et vis-à-vis duquel on ne peut évidemment pas “trier”. Toujours est-il que, à l'instar de la « Recherche du temps perdu », « L'homme sans qualités » est une des réalisations littéraires les plus stupéfiantes du monde moderne.
Tout respire ici l'intelligence. À chaque mot, chaque phrase. Quel que soit le sujet, la lumière est présente ; car Musil est un être “éclairé”. Au-delà de la pertinence du propos, on sent conjointement l'impertinence, l'humour, la clairvoyance. C'est immensément drôle, presque à chaque chapitre, car il n'y a rien de plus désopilant (c'est le fil conducteur de ce premier tome) que notre âme qui prend (dramatiquement) tout au sérieux. En effet, nous dit-il en filigrane, il n'y a rien de sérieux en ce monde : tout est égal devant l'Infini, ce « principe invisible » qui régit tout.
Du point de vue de l'action, Musil déploie dans ce tome sur sept cents pages la mise en scène d'un invraisemblable événement mondain dont l'inanité révèle la vacuité du monde, n'aboutissant évidemment nulle part. Cela permet à l'écrivain de parler de choses et d'autres, comme ça lui vient ; et c'est très bien comme cela. D'autant que l'essentiel chez lui n'est pas dans les mots qu'il emploie mais dans ce vers quoi ils pointent (non dans les notes, disait Glenn Gould à propos de la musique de Bach, mais dans le silence qui les relie).
Contemporain de Freud et de Zweig (ses compatriotes), Musil excelle dans le portrait des personnages. La psychologie des femmes est admirablement décrite. Personnage-phare, Diotime en particulier ne se limite pas à une figure sociale (une bourgeoise désoeuvrée jouant à l'aristocrate dans les milieux mondains de Vienne), mais incarne de manière avant-gardiste le néo-spiritualisme (ce qu'on appellerait aujourd'hui le « développement personnel »). Chez les hommes, la galerie – qui va de l'aristocrate au haut-fonctionnaire, du militaire au bourgeois ou à l'artiste, du domestique au marginal – est tout aussi saisissante. Personnage emblématique, Arnheim apparaît telle une préfiguration d'un patron actuel du GAFA. Tout l'art de Musil est d'accompagner avec empathie ses personnages les plus excessifs, leur faisant d'ailleurs parfois prononcer des phrases admirables, ce qui témoigne de sa grande subtilité d'esprit.
Quant à Ulrich, le personnage principal, qui observe cette comédie humaine sans s'impliquer, il est qualifié dès le départ comme un « homme sans qualités » (der Mann ohne Eigenschaften) : un être « sans caractéristique propre », « sans qualités particulières ». En fait, un être « sans personnalité », sur qui tout glisse, parce que, émancipé de toute “croyance”, ne ressentant plus la nécessité d'adhérer à quoi que ce soit, il se contente d'être ce qu'il est : un homme à part entière, qu'aucune norme ne saurait qualifier, qu'aucun jugement ne peut atteindre. C'est ce qui rend ce chef d'oeuvre, du point de vue ontologique, éminemment actuel.
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