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Critique de Patsales


Il y avait longtemps que je n'avais pas réouvert Lorenzaccio. À quoi bon, pensais-je, puisque j'en ai évidemment retenu l'essentiel? "Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? [...] Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui reste de ma vertu?"Mais bon, en remettant le nez dans le bouquin, je n'ai pu m'empêcher de le relire, et, bien sûr, il est encore meilleur que les morceaux choisis qui hantent nos mémoires.
J'aime les mises en abyme. Déjà que les anneaux aux oreilles des vaches qui rient me font toucher du doigt les délices de l'infini, alors, forcément une pièce qui met en scène un homme qui joue, et fait vaciller mes représentations, quoi de plus jouissif?
Les films de Christopher Nolan, eux, me fatiguent: deux heures d'efforts pour comprendre un scénario alambiqué, dont la seule révélation est que le héros ne porte pas sa bague (ça valait la peine). La pièce De Musset, malgré ses intrigues multiples et sa foultitude de personnages est, elle, on ne peut plus simple. Elle n'en invite pas moins au vertige. Lorenzo va tuer Alexandre. parce qu'Alexandre est un tyran. de même qu'un agent double doit parfois tuer un innocent pour ne pas griller sa couverture, Lorenzo devient l'âme damnée de son cousin et l'innocent qu'il assassine, c'est lui-même, le jeune homme autrefois vertueux qui s'ébat désormais avec volupté dans le vice.
Oui, enfin ça, c'est ce que Lorenzo clame à qui veut l'entendre, et donc surtout à lui-même. Tu parles, Alfred! Lorenzo de Médicis pouvait attendre tranquillement qu'on l'appelle au trône mais atteint du même mal qu'Emma Bovary (la vraie vie, médiocre, forcément médiocre doit être refusée; l'idéal étant inaccessible, reste le sacrifice de soi, l'héroïsme facile du suicide), Lorenzo renonce à briguer le pouvoir et pour ne pas avoir à se découvrir dirigeant sans envergure se fait tueur de tyran. Ou plus exactement aspirant-tueur. Parce que ça aurait pu durer longtemps. Lorenzaccio s'entraîne au combat la nuit et fait des mots d'esprit le jour en cherchant quelles femmes présenter à un cousin dont il partage à l'évidence la couche. Pour qu'il se décide à passer à l'action, il faudra que les Strozzi menacent de faire la révolution et que la propre tante de Lorenzo soit poursuivie par le Duc. Alors là, du coup, il lui faut demander à Strozzi de rester tranquille (c'est qu'il serait capable de réussir, l'animal, et adieu la gloire pour Lorenzo) et passer à l'acte. Il tue Alexandre sans honneur (c'était bien la peine de s'entraîner au duel) après l'avoir dépouillé de sa cotte de maille, ce qu'il aurait pu faire bien avant (il avait juste besoin de trouver un peintre pour y parvenir et je ne suis pas persuadée que trouver un peintre dans la Florence du XVI° siècle fût de la dernière difficulté). Il le tue sans la moindre visée politique, en sachant pertinemment qu'un assassinat dont la suite est aussi peu préparée sera vain. "C'est bien plus beau lorsque c'est inutile.", qu'y disait, l'autre. Si on veut. Lorenzaccio agit précisément pour que rien ne change, pour discréditer l'action, pour justifier son propre refus de la politique; il met sa vertu dans son vice pour ne pas être obligé de la mettre à l'épreuve de la réalité: mieux vaut la perversion que la médiocrité.
Quand s'achève la pièce, Alexandre est mort après avoir dessiné autour du doigt de Lorenzo qu'il a mordu une bague sanglante: il a scellé le sort de son meurtrier qui finira précipité dans la lagune avec toutes les illusions des républicains. Pour faire bonne mesure, Musset y noie aussi la littérature. Un marchand tente de prouver qu'Alexandre est mort à 26 ans, le 6 du mois, à 6 heures, de 6 blessures, en 1536, après 6 ans de règne. Rien de plus faux, bien sûr que ces 6 six qui auraient contribué à la mort d'un Médicis. À quoi riment ces fadaises longuement expliquées par un personnage secondaire, sinon qu'à la faillite de la politique Musset ajoute l'inanité de la littérature, qui va chercher l'histoire pour lui donner un sens? Sens ridicule, jeu intellectuel, vue de l'esprit, illusion qui réjouit les âmes simples promptes à faire leur miel d'une histoire bien construite sans s'indigner de sa vacuité.
Lorenzo aimait trop les livres, comme Emma. Et Musset nous offre le poison délicieux de sa pièce, faisant de nous tous des lecteurs impropres à l'action qui croient que l'analyse les fera sortir de leur tour d'ivoire alors qu'elle ne les sauvera pas davantage de l'illusion que le meurtre d'Alexandre n'a garanti la république florentine.
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