Après l'échec de sa première pièce,
La nuit vénitienne en 1830,
Musset continuera d'écrire des pièces, mais sans vouloir les faire représenter.
Lorenzaccio paraîtra en 1834 dans le premier tome du Spectacle dans un fauteuil. Malgré des tentatives de Paul, le frère de l'auteur, l'oeuvre ne pourra être représentée pour la première fois qu'en 1896, avec
Sarah Bernhardt dans le rôle titre. Cette prise de rôle prestigieuse va créer la tradition de faire jouer le personnage de
Lorenzaccio par une femme. Ce n'est qu'en 1953, qu'une version avec un homme dans le rôle titre s'impose : c'est la fameuse mise en scène de
Jean Vilar, avec Gérard Philippe. La pièce devient un classique.
Elle est toutefois très complexe à mettre en scène : trente-neuf tableaux, une centaines de rôles...c'est la pièce de la démesure, du romantique flamboyant. L'absence de la perspective scénique, avec ses limitations, a permis à
Musset de donner libre cours à toute son imagination créatrice. le revers de la médaille, c'est que la pièce reste finalement peu jouée, et qu'elle ne l'a jamais été en entier : toute représentation est une adaptation. le choix de ce que l'on coupe est déjà une lecture.
C'est une pièce historique, genre souvent mis à l'honneur par les Romantiques (la pièce suit d'une année
Lucrèce Borgia de
Victor Hugo). Elle se base sur l'assassinat du duc de Florence, Alexandre, par son cousin Lorenzo en 1537.
Georges Sand avait écrit sur le sujet un drame, « Une conspiration en 1537 » qu'elle abandonne à
Musset. Il va complètement transformer la trame d'origine pour en faire cette pièce polyphonique et complexe, presque monstrueuse (le monstrueux fascine les Romantiques), qu'est devenu
Lorenzaccio.
La pièce est en réalité très difficile à résumer, tant les personnages, les thèmes, les sujets sont nombreux. le motif principal, est celui de Lorenzo, cousin du duc en place, Alexandre, son âme damnée semble-t-il, qui l'accompagne dans ses débauches et ses crimes, qui gagne sa confiance.
Musset laisse très vite deviner que Lorenzo a comme but d'assassiner Alexandre, pour rendre la liberté aux citoyens de Florence, que son comportement est une ruse. Mais la grande richesse de la pièce est de ne pas se borner à ce motif, mais d'élargir le questionnement. En réalité de nombreux personnages interviennent, avec à chaque fois, à un niveau ou à un autre, une interrogation sur le pouvoir, sur la façon de gouverner, de se gouverner, d'organiser la vie sociale, de se positionner dans une société. Il y a la comtesse Cibo, républicaine convaincue, qui devient la maîtresse d'Alexandre, avec l'idée de faire changer son comportement. Mais ce personnage montre toute l'ambiguïté de la pièce : bien évidemment, elle ne pourra pas changer le Duc, mais on finit par se demander, si elle y croyait elle-même ; à quel point son orgueil, son attirance aussi pour Alexandre ne l'ont-ils pas motivée. Mais
Musset entremêle toutes ces motivations, elles ont au final chacune une part dans le comportement de la comtesse, rien n'est univoque.
Un autre pesonnage important est Philippe Strozzi, le chef d'une famille importante de Florence. C'est en principe l'homme juste, mesuré, il se retrouve victime des menées du Duc. Mais il se contente d'être observateur, n'approuvant pas, mais restant en retrait, ce qui permet aussi au Duc de se maintenir en place. Il réagit uniquement au moment où sa famille est menacée. Son fils Pierre, quand à lui, se montre violent et inconsidéré, et finit, devant l'impossibilité de réaliser son ambition, de se tourner vers un autre maître, le roi de France, tout en étant conscient que ce dernier ne respectera pas ceux qu'ils souhaite conquérir, donc en trahissant en pleine connaissance de cause. Ces grandes familles sont au final d'autres Médicis en puissance, l'intérêt et l'ambition personnelle étant en quelque sorte inévitables, les réaliser est une question d'opportunité et de possibilités matérielles.
Enfin le peuple, le plus grand sacrifié des coupes effectuées par les mises en scène de la pièce, qui juge, qui commente, spectateur et possiblement acteur.
Musset le montre changeant, facile à manipuler, possiblement violent sans raison, peu conscient de ce qui se joue, égoïste à court terme, et peu fiable. On pourrait aussi évoquer la figure importante du peintre, qui introduit un artiste, et l'oblige aussi à se positionner.
Le drame de
Lorenzaccio prend toute sa mesure dans ce contexte. le personnage est au moment de l'action pleinement conscient de l'ambition des puissants et de l'impuissance et faiblesse de la foule.En côtoyant le pouvoir, il a perdu foi dans les hommes. C'est cela qui fait qu'il ne croit plus à l'utilité de son geste, qui devient presque juste une obsession, et une fuite vers sa propre mort. Car lui-même en devenant un autre s'est perdu. le masque qu'il pensait avoir revêtu pour abuser Alexandre est devenu son propre visage, et le retour en arrière n'est plus possible. Il est d'une extrême lucidité sur lui-même et les autres, ce qui l'amène à l'amertume et finalement une forme d'impuissance.
Une pièce immense.