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Critique de Alzie


Une enquête pour le moins originale où le corps du délit est un tableau : « La Toilette de Vénus », dite Rokeby Venus, peint par Velazquez entre 1647-1651. Acquis par la National Gallery en 1906 et installé entre le portrait d'un roi et celui d'un prélat, il est vandalisé par une suffragette canadienne, Mary Richardson, alias Polly Dick, le 10 mars 1914. L'innocente Vénus (mais est-on sûr qu'il s'agisse de la déesse?) massacrée par une simple mortelle engagée dans la lutte pour l'obtention du droit de vote des femmes. Quelle mouche a piqué la suffragette d'avoir pris pour cible, plutôt que le corps d'un de ses voisins de cimaises par exemple, celui de la plus divine des humaines personnifiant la beauté, élevée au rang d'icône de la peinture ? Telle est l'énigme. Ce tableau du XVIIe espagnol – seul nu féminin dans l'oeuvre du peintre – est suffisamment troublant, la « mise à mort » suffisamment spectaculaire et dérangeante au tout début du XXe, pour qu'un professeur d'esthétique ne tente par quelques moyens subtils de s'attarder sur la puissance de la représentation en art et la portée sociale d'images créées à l'origine pour la sphère privée des princes, et passées depuis aux salles publiques des musées. C'est chose faite et bien faite, hors des sentiers académiques.

Interrogeant doublement le regard posé sur une oeuvre peinte, dans son contexte de création au XVIIe siècle et dans celui de l'histoire politique des suffragettes, l'investigation prend un tour inaccoutumé. Mélange savant et décontracté, plus nettement socio-artistique et politique que véritablement judiciaire et policier. L'histoire de l'art revisitée par une fiction très documentée aux airs de reportage, archives à l'appui, sur le combat inégal et féroce conduit par Polly Dick et ses compagnes de parti (WSPU) face à leurs nombreux adversaires jusqu'à la fin de la lutte pour l'obtention du droit de vote des femmes. A côté des suffragettes et de leurs aristocratiques opposants, d'autres protagonistes de cette actualité revivent pour les besoins de l'enquête : le consciencieux gardien de la salle XIV et son supérieur au nom prédestiné de « Turner » ; trois vieilles et bonnes amies de Polly Dick, un restaurateur au « fin doigté » et un expert scientifique « à grosses moustaches de phoque ». Les uns penchés sur la vérité picturale du tableau, faisant parler matière et manière ; les autres penchés avec empathie sur la psyché de Polly Dick face à Vénus, tentant de percer les motifs plus intimes d'une exécution programmée : hypothèses, conjectures et divertissantes spéculations.

En contrepoint à cette actualité politique rendue très vivante, une méditation esthétique et poétique sur l'art de Velazquez, alchimie entre « matière et idée », retient l'attention. « La Toilette de Vénus », indifférente au temps, ne livre sans doute pas ici tous ses mystères, ce n'est pas le but recherché semble-t-il. On ne sait pas grand-chose du modèle dont on admire encore aujourd'hui l'admirable chute de reins, ni même d'un dessein plus particulier du peintre à son endroit. La toile elle, par-delà l'outrage subi, raboutée fil à fil après l'attentat, peut parler. Sous les « plaies », des liens invisibles et symboliques avec les intentions ou les pratiques picturales de son créateur, subsistent. Etroites correspondances où le mythe d'Arachné, cher à Velazquez, paraît unir dans un même savoir-faire, des fileuses madrilènes de la manufacture Santa Isabel vraissemblablement observées par le peintre et, beaucoup plus tard, des ouvrières du textile de Manchester. Histoire de peinture, histoires de toiles et histoire de droits qui se font écho.

Lecture stimulante qu'adoreront les amateurs d'une histoire de l'art « sentimentale, sensuelle et affective », telle que revendique de la pratiquer l'une des principales protagonistes de cette enquête, Mrs Lyon. Entre le pinceau de Velazquez et le hachoir de Polly Dick, l'atmosphère fleure bon le parquet ciré d'une salle de musée, la colle de peau de lapin, chère aux restaurateurs, et le thé arrosé au whisky tel qu'on le sert au QG de l'amie des suffragettes sus-mentionnée – pension pour dame où résida sans doute Charles Dickens et, bien plus tard, Mary Richardson. Humour et gravité parfaitement orchestrés dans cette histoire là. le rapprochement est très réussi entre le siècle de Philippe IV et les débuts de celui qui vit naître le mouvement suffragiste, entre le carcan austère des vertugadins et l'uniforme pénitentiaire des prisonnières d'Holloway, rendant justice à des ouvrières industrieuses et à des pionnières du féminisme (les anglaises obtiendront finalement le droit de vote en 1918, bien avant nous). de quoi redonner le goût des musées à ceux qui l'auraient perdu et celui d'aller voter à ceux qui ne l'auraient jamais eu.








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