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Critique de Kirzy


Kirzy
02 septembre 2023
°°° Rentrée littéraire 2023 # 10 °°°

Bird, douze ans, vit seul avec son père depuis que sa mère a disparu, du jour au lendemain, sans laisser d'explication. Après avoir reçu un message sibyllin, il part en quête de sa mère, une poétesse classée POA ( personne d'origine asiatique ), éprise de liberté, considérée par les autorités américaines comme séditieuse.

Dans une très belle première partie, Celeste Ng présente le duo père-fils et pose le décor d'une Amérique vivant sous les lois draconiennes liberticides d'un régime autoritaire qui a pris le pouvoir après la Crise, une crise économique désastreuse qui a essoré une population désormais prête à accepter le PACT. La Preserving American Culture and Traditions Act ( = Loi sur la sauvegarde de la culture et des traditions américaines ) punit très sévèrement tous ceux ayant des valeurs ou comportements jugés antiaméricains, plus particulièrement les habitants d'origine asiatique, boucs émissaires depuis que la Chine étant considérée comme responsable de la Crise.

Le roman tourne autour du genre dystopie sans toutefois en être réellement une. de nombreux événements racontés se sont déjà produits ou sont à peine déguisés. Comme une parabole de l'histoire américaine, on retrouve des références à l'esclavage, à la Grande Dépression, à l'assimilation forcé d'enfants autochtones, au racisme et discriminations antiasiatiques durant la Deuxième guerre mondiale, à la pandémie COVID ou encore au maccarthysme, à la généralisation de la paranoïa et de la délation pendant la guerre froide.

Tout dans le cadre politico-social s'enracine consciencieusement dans les crises d'hier et d'aujourd'hui. La présentation du contexte est très habile, jamais lourdement didactique mais distillée en plusieurs temps, permettant au lecteur d'en comprendre puis mesurer les enjeux.

Au final, l'Amérique dystopique de Celeste Ng est bien plus douce que celle de la Servante écarlate, de Fahrenheit 451 ou 1984. Ce récit, très proche de la réalité, n'en devient que plus crédible, inconfortable et poignant, d'autant que la narration de l'autrice est étonnamment calme et posée. Lorsque les ( quelques ) scènes de violence font irruption dans ce monde inquiétant, elles terrifient le lecteur qui n'a d'yeux que pour Bird et son voyage initiatique entre épreuves, erreurs, exploits qui le conduiront vers la perte de l'innocence lorsque les yeux se dessillent.

En fait, plus qu'une classique dystopie, ce magnifique roman est avant tout une méditation sur le pouvoir des livres et des mots dans un monde où règne la censure et où les livres, retirés des rayons, ne sont pas brûlés en autodafé mais réduit en pâte pour faire du papier toilette. La résistance s'organise autour des livres, avec la poésie en étendard. Celeste Ng rend ainsi un très bel hommage à la poétesse russe Anna Akhmatova ( plusieurs fois citée ), dont l'oeuvre fut interdite au début de l'URSS. Elle écrivait la nuit, ne disait ses vers qu'à quelques amis qui les apprenaient par coeur pour qu'elle puisse ensuite détruire toute trace compromettante.

J'ai été profondément touchée par la beauté des images évoquant cette résistance livresque et le pouvoir rédempteur des mots. Nos coeurs disparus n'est pas un pamphlet politique mais un roman bouleversant. La dernière partie est vibrante, lumineuse malgré les tonalités sombres qui l'assaillent. Oui la poésie peut changer les coeurs, les esprits, l'histoire, surtout lorsqu'elle se meut par la seule force de l'amour maternel et se mue en héritage pour permettre à un enfant de décider qui il est et qui il sera.

« Je te promets que je reviendrai, lui a-t-elle dit, même s'il se rend compte à présent qu'elle n'a pas précisé quand. Seulement qu'elle reviendrait. Et il continue à y croire. Elle reviendra. Un jour, d'une façon ou d'une autre. Sous une forme ou une autre. Il la trouvera, s'il cherche suffisamment. Des choses étranges peuvent se produire. Elle peut très bien être là, quelque part, sous une forme différente, comme dans les contes : déguisés en oiseau, en fleur, en arbre. S'ils cherchent vraiment bien, ils la trouveront. Et tout en pensant ça, il a justement l'impression de la voir ; dans le bouleau dont les feuilles pleuvent doucement sur eux, dans le faucon qui tournoie dans le ciel en lançant son cri strident et mélancolique. Dans le soleil qui commence juste à percer à travers les arbres, colorant tout d'une pâle lueur dorée. »

Un livre plein de grâce malgré ses tonalités sombres, qui une fois refermée voyage longtemps dans la tête.
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