C'est ce genre de livre qui vient longtemps vous hanter.
Qui met en valeur une réalité à venir si nous ne prenons garde, les prémisses étant déjà là.
Mais qui exprime aussi une sorte d'espoir par la poésie, un message fondamental, profondément humaniste, que nous ressentons au plus profond de nous mais sur lequel nous n'arrivons pas à mettre le doigt, à exprimer le ressenti, et que les mots de
Céleste Ng cristallisent ici l'espace d'un instant, juste au moment où nous les lisons.
Ce genre de livre qui fait réfléchir aussi à toutes ces personnes dans le monde dont la défense d'une noble cause au service de l'Humanité, pour rendre la société meilleure, les contraint à devoir sacrifier leur propre vie, tant professionnelle que familiale. A s'oublier, à fuir, à errer, à y croire envers et contre tout. Surtout lorsque cette cause se sert de moyens pacifiques qui semblent à première vue dérisoires et si fragiles face aux dents acérées et impitoyables de l'énorme machine qu'est le système en place.
Oui, c'est ce genre de livre. Dystopique certes, mais pas seulement noir pour être noir. Un noir porteur de lumière pour peu qu'on prenne du recul. Un soulage-ment.
Ce livre est une dystopie que l'on pourrait qualifier de réaliste. le monde imaginé par
Céleste Ng n'est pas exactement le nôtre, n'est pas exactement celui des actuels États-Unis où se déroule le récit mais ce n'est pas totalement un autre non plus. L'auteure a juste poussé subtilement le curseur un peu plus loin. A peine plus loin. Elle a imaginé un futur proche en amplifiant certains faits qui existent déjà, tout en s'inspirant de faits passés, l'histoire nous offrant hélas de multiples exemples de ce qui peut nous attendre dans le futur si nous ne prenons garde et ne regardons pas derrière nous. Oui, certains pans de l'Histoire sont dystopiques et constituent des alarmes, devenant trop souvent invisibles, enfouies, méconnues.
L'auteure cite
Margaret Atwood dans
La Servante écarlate : « je voulais créer un jardin imaginaire, mais que les crapauds y soient bien réels ». Il y a ainsi de vrais crapauds dans cette dystopie mais également, fort heureusement, des signes d'espoir qui font vibrer tout amoureux de littérature et de poésie.
Céleste Ng imagine une grave crise économique, plus grave que celle de 1929 ou encore de 2008, la Crise avec une majuscule qui en dit long sur les dégâts provoqués en termes d'emplois et de misère. Durant cette épisode économique dévastateur, une histoire d'amour éclot entre Ethan, chercheur en linguistique et Margaret (j'imagine que
Céleste Ng s'est inspirée de
Margaret Atwood pour prénommer son héroïne Margaret), jeune femme d'origine chinoise. Ils vont tous deux réinventer un monde, un cocon protecteur dans lequel Margaret va trouver un exutoire en écrivant des poèmes, qui seront réunis dans un recueil au beau titre de « Nos coeurs disparus ». Ce recueil sera vendu en tout petit nombre vers la fin de la Crise, à titre confidentiel. Pendant que le monde cherche les raisons à la crise économique, de cet amour poétique va naitre le petit Bird. Fruit d'un amour passionné sur cet arbre sociétal en totale déliquescence. A propos de causes, très vite les américains vont trouver leur bouc-émissaire : La Chine et les chinois, le fameux péril jaune. S'en suivront la fermeture des frontières et la traque des chinois à l'intérieur du pays.
Et si les américains ont trouvé la cause de tous leurs malheurs, ils vont très vite trouver une solution adaptée pour contrer l'ennemi : le PACT, La Loi sur la sauvegarde de la culture et des traditions américaines. Un organe qui va orchestrer le bâillonnement de la liberté d'expression et la rationalisation de la discrimination notamment envers les chinois, sous prétexte de protection et de sécurité. Une loi liberticide qui suspecte toute culture étrangère comme dangereuse pour la société. Libertés individuelles réduites à peau de chagrin, surveillance, milices de quartier, dénonciation, destruction des livres considérés comme réfractaires au régime, telles sont les méthodes radicales du PACT. Des rumeurs courent même sur des enlèvements d'enfants au sein de famille qualifiée d'ennemis à la nation, enfant enlevés et placés dans de bonnes familles d'accueil américaines. Des enlèvements comme outil de contrôle politique. Si cela semble surréaliste, l'auteure s'inspire en réalité de faits réels d'enlèvement d'enfants comme ceux vécus par les familles d'esclaves autrefois, par les familles de migrants qui ont toujours cours à la frontière sud des Etats-Unis…
« Des bruits avaient commencé à courir. On parlait de coups à la porte au milieu de la nuit, d'enfants qui disparaissaient, emportés par des voitures noires. Une clause enfouie dans les replis de la nouvelle loi, autorisant les agences fédérales à retirer les enfants des foyers jugés antiaméricains ».
Margaret ne s'inquiète pas plus que cela de ce climat délétère n'ayant pas un comportement anti-patriotique. le Pact concerne les dissidents pense-t-elle. Toute occupée par son bonheur familial, par son enfant qui grandit, cet organe ne l'émeut pas plus que ça, exception faite au sort réservé à ses parents chinois qui commence à fissurer sa confiance. Pourtant, à son tour, vous verrez si vous avez la bonne idée de lire ce livre bouleversant, comment elle sera à son tour injustement pourchassée, traquée… Commencera pour elle la fuite, puis l'action. Et quelle action que je ne souhaite en aucun cas dévoiler.
« Il y a des choses que l'on doit faire en personne. Témoigner. Accompagner les mourants. Se souvenir des disparus. Il y a certaines choses qu'il faut voir de ses propres yeux ».
Bird, duquel provient le récit, qui a une petite dizaine d'années, est élevé désormais pas son seul père qui est surveillé par les autorités, qui doit faire profil bas et nier tout lien avec la mère du petit. C'est une vie terne qui rythme leur quotidien, une vie étriquée, faite de repas sans saveur, de dégringolade dans l'échelle sociale - le père chercheur est relégué désormais au rangement des livres de la bibliothèque universitaire-, de moqueries à l'école le petit Bird ne pouvant cacher ses origines chinoises inscrites sur son visage. Soumission et obéissance sont les deux maitres mots pour se faire oublier. Un jour pourtant il décide de partir à l'aventure pour retrouver sa mère…
J'ai été émue par cette histoire tant par sa dimension politique que par sa dimension intime, tant maternelle que paternelle, amicale aussi car l'amitié tient une place primordiale dans ce roman. J'ai été très intéressée par l'évocation des manifestations pacifiques sous ses différentes formes, notamment artistiques, mi-protestation mi-art, perturbant les gens sans violence pendant des jours, des semaines, peut-être des mois, des « éclats qui ponctuaient le bruit blanc monocorde de ces journées interminables ».
J'ai aimé l'absence de pathos de l'histoire d'amour entre Bird et ses parents. Quelques gestes suffisent pour rendre compte de cet amour incommensurable.
« Sa mère lui caresse le dos, égrène les petits bosses de sa colonne vertébrale sous sa peau comme un chapelet de perles. Tout doucement, elle presse leurs mains l'une contre l'autre, doigts contre doigts, paume contre paume. Il a la main presque aussi grande que la sienne, les pieds peut-être encore plus grands. Comme un petit chiot, tout en pattes, le reste encore enfantin mais galopant joyeusement derrière ».
Celeste Ng a puisé indéniablement dans son histoire personnelle, elle dont les parents sont originaires de Hong Kong et ont débarqué sur le continent américain dans les années 60. Cela rend le récit d'autant plus touchant, d'autant plus engagé, d'autant plus personnel et intime.
Un livre profond, dénoué de manichéisme, subtil et très touchant et dont la toute fin est sublime et m'a émue aux larmes. Oui touchée en plein coeur par « cette toile d'araignée perlée de rosée dont les maigres filaments s'entrelacent pour former une magnifique structure cristalline ».