Citations sur Nos cœurs disparus (68)
On ne brûle pas nos livres, poursuit-elle. On les pilonne. Beaucoup plus civilisé, n'est-ce pas ? On en fait de la pulpe et on les recycle en papier toilette. Ça fait longtemps que ces livres ont servi à torcher les fesses de quelqu'un.
Ah, lâche Bird. Voilà donc ce que sont devenus les livres de sa mère. Tous ces mots écrabouillés en une pâte grisâtre, puis emportés par une chasse d'eau dans un tourbillon de pisse et de merde. Il sent un liquide chaud mouiller ses yeux.
Elle faisait toujours ça, lui raconter des histoires. Ouvrir des brèches par où la magie pouvait s’insinuer, faisant du monde un lieu de tous les possibles.
PACT : la Loi sur la sauvegarde de la culture et des traditions américaines. La promesse solennelle d'éradiquer tous les éléments antiaméricains menaçant la nation. Des financements pour les milices de quartier afin de briser les manifestations et d'assurer le gardiennage des bureaux et commerces ; pour les projets créateurs d'emplois visant à produire en masse drapeaux, pin's et posters encourageant à la surveillance mutuelle, et à réinvestir dans l'Amérique. Des financements pour de nouvelles initiatives destinées à surveiller la Chine, et pour de nouveaux comités de contrôle afin de repérer ceux dont la loyauté pourrait être duplice. Des récompenses pour la vigilance citoyenne, toute information susceptible de mener à de potentiels fauteurs de troubles. Et, enfin et surtout : empêcher la propagation des idées antiaméricaines en retirant discrètement les enfants des environnements antiaméricains... la définition desquels ne cessant de s'élargir : qui semble avoir de la sympathie pour la Chine ; qui semble insuffisamment antichinois ; qui exprime un doute sur quoi que ce soit d'américain ; qui possède le moindre lien avec la Chine, et ce quel que soit le nombre de générations écoulées ; qui se demande si la Chine est vraiment le problème ; qui se demande si le PACT est appliqué de manière équitable ; et, finalement, qui met en doute le PACT lui-même.
On sait d’où c’est venu, commençaient à dire les gens. Posez-vous la question : qui profite de notre déclin ? Les doigts se tendaient fermement vers l’est. Regardez comme le PIB de la Chine est en hausse, comme leur niveau de vie s’améliore. Là-bas, vous avez des cultivateurs de riz équipés de smartphones, fulmina un député à la Chambre des représentants. Ici, vous avez des Américains qui font leurs besoins dans un seau parce qu’on leur a coupé l’eau pour défaut de paiement. Ne me dites pas que vous trouvez ça normal.
La Crise était l’œuvre des Chinois, se mettaient à affirmer certains ; toutes leurs manipulations, leurs droits de douane et leurs dévaluations. Peut-être même qu’ils avaient reçu de l’aide de l’intérieur pour démanteler le pays. Ils voulaient notre peau. Ils voulaient prendre possession des États-Unis d’Amérique.
La lettre arrive un vendredi. L’enveloppe ouverte et refermée par un autocollant, bien sûr, comme toujours : inspecté pour votre sécurité – PACT. Elle a semé une certaine confusion au bureau de poste, l’employé dépliant la feuille à l’intérieur, l’examinant, la transmettant à son superviseur, puis au chef. Mais finalement, jugée inoffensive, elle a fini par être expédiée à son destinataire. Pas d’adresse de retour au dos, seulement un cachet de la poste de New York, daté de six jours plus tôt. Au recto, son nom – Bird –, et c’est grâce à cela qu’il sait que ça vient de sa mère.
(Incipit)
Peut-être que c'est ça, la vie, après tout : une liste infinie de transgressions qui n'empêchent pas les joies mais simplement les recouvrent , les deux listes se mêlant et se confondant l'une l'autre, tous ces petits moments qui constituent la mosaïque d'une personne, d'une relation, d'une vie.
C'était un enfant calme, qui observait les choses intensément et absorbait tout, le bon comme le mauvais, la joie comme le chagrin. Les bourgeons roses du cerisier qui gonflaient à la floraison. Le moineau mort tout rabougri sur le trottoir. L'envol exubérant de ballons lâchés dans un grand ciel bleu. La frontière entre lui et le monde était incroyablement poreuse, on aurait dit que tout coulait à travers lui comme de l'eau à travers un filet. Elle s'était inquiétée qu'un cœur si tendre et nu soit confronté à la dure réalité extérieure, batte à l'air libre, où n'importe quoi pouvait le meurtrir.
(p.169)
On dirait presque qu'elle l'a oublié, songe Bird, qu'elle se parle à elle-même. Ou bien qu'elle parle aux livres, comme si c'étaient des êtres à part entière qui pouvaient lui répondre.
Certains conservaient une liste écrite qu'ils tenaient à jour, mais la majorité, par prudence, préféraient se fier uniquement à leur mémoire. Un système imparfait, mais les cerveaux des bibliothécaires étaient des endroits spacieux.
Qui s'est jamais dit, en se remémorant le visage d'un être aimé disparu : oui, je t'ai assez regardé, je t'ai assez aimé, on a eu assez de temps, tout ça m'a suffi ?
(p.339)