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Critique de Colchik


Portrait d'un mariage fait partie d'un puzzle qui se constitue depuis bien longtemps et peu à peu sous mes yeux. Cette recomposition d'une période d'intense bouillonnement intellectuel et de modernité avait sans aucun doute commencé avec les Instants de mémoires de Violet Trefusis. Quelques années plus tard, je découvrais Instants de vie de Virginia Woolf qui me toucha profondément. Aujourd'hui s'y ajoutent les voix croisées de Vita Sackville-West et de son fils Nigel Nicholson. Dans cette peinture de la micro-société aristocratique et intellectuelle du début du 20ème siècle en Angleterre, il ne faut pas oublier les films de James Ivory, dont Maurice, mais aussi Carrington de Christopher Hampton.
On peut s'intéresser à ces documents pour deux sortes de raison. La première me paraît ethnologique : quels regards ont porté sur leur société quelques figures de l'Angleterre édouardienne ? La seconde me semble tout aussi intéressante : quelle est la singularité de ces vies qui nous apparaissent aujourd'hui pour le moins excentriques ?
D'un côté, il y a donc le recours aux journaux intimes pour dessiner un portrait des moeurs de cette époque et, de l'autre, il y a l'approche psychologique de personnalités dont l'audace, l'originalité, la force et les faiblesses exercent une certaine fascination au regard du contexte social dans lequel elles évoluaient.
Si j'accorde une qualité littéraire indéniable à Instants de vie de Virginia Woolf, les deux autres témoignages, ceux de Violet Trefusis et de Vita Sackville-West n'ont pas pour moi cette qualité. Vita Sackville-West explique son récit par un besoin d'absolue sincérité sur une liaison amoureuse qui se termine ( 1920 ) tandis que Violet Trefusis rédige ses mémoires dans les années 50 ( Don't look round - 1952 ) en laissant « la vérité de côté lorsqu'elle était désagréable ». On voit donc que les deux entreprises, celle de Vita et celle de Violet, ne se situent pas dans le même registre.
Une question, lancinante, ne m'a pas quittée pendant la lecture de Portrait d'un mariage, une question qui n'a de sens que dans notre société contemporaine : qu'est-ce qu'un mariage réussi ?
À l'évidence, pour la société édouardienne, le mariage va de soi. La femme, après une éducation confiée à des institutions sélectionnées, passe du statut de débutante à celui de fiancée, puis de femme mariée. Certains voudraient ajouter le statut de mère, mais à regarder Victoria Sackville-West, Alice Keppel ou d'autres grandes figures aristocratiques de l'époque, si la procréation est nécessaire pour des raisons de lignée et d'héritage, elle n'implique pas de devenir une mère à temps complet. Cette tâche est confiée aux « nannies » et gouvernantes. le mariage est donc un passage obligé dans l'existence, certaines relations sexuelles légitimes en découlent, mais de l'avis même d'Harold Nicolson, la relation amoureuse entre conjoints est de courte durée.
Donc un mariage réussi n'est pas un mariage où les conjoints mèneraient une vie sexuelle satisfaisante et durable. de l'avis de Vita, il y a des unions qui commencent bien et finissent mal, et des unions qui commencent mal et finissent bien, mais il semble que cela n'ait rien à voir avec l'appétence sexuelle.
Une autre idée largement partagée par mes contemporains est qu'un mariage réussi est un mariage où l'homme et la femme s'intéressent mutuellement à leurs activités, notamment professionnelles. Vita n'a jamais éprouvé le moindre intérêt pour la carrière diplomatique et politique de son mari. Hormis au début de leur mariage où elle le rejoint à Constantinople, elle ne le suit pas dans ses pérégrinations professionnelles, tout au plus va-t-elle lui rendre visite de temps en temps. La première guerre mondiale guerre et la conférence de la paix, puis la mise en place de la SDN ne trouvent aucun écho dans la confession de Vita ! Quant à Harold, s'il ne trouve rien à redire quand Vita prétend partir en voyage pour collecter de la matière pour ses romans, il semble considérer les choses avec la bienfaisante indulgence d'un homme qui a d'autres choses à faire.
Les enfants, me direz-vous ? Si Harold parlent des « babies » dans certaines de ses lettres, Vita n'hésite pas à disparaître plusieurs mois en les confiant à sa mère ou au personnel du château de Knole. Les époux sont d'accord sur un point : il ne peut y avoir de chantage aux enfants pour recoller les morceaux d'un couple. D'ailleurs, dans l'aristocratie, bon nombre de couples mènent une vie sinon séparée, du moins indépendante.
Il reste alors une chose : l'attachement indéfectible que se portent deux êtres, l'assurance d'une confiance et d'un respect réciproque, ce qu'ils baptisent amour. Nous sommes déconcertés, car c'est une idée de l'amour qui nous est assez étrangère. L'amour ici n'est pas la passion physique ni la fidélité (comprise comme la fidélité dans les relations sexuelles) ni le partage de la vie commune et quotidienne. Finalement, l'amour est ce qui reste lorsque l'on a dépouillé le mariage de toutes ses contingences habituelles : la vie domestique, la vie sexuelle et les contraintes matérielles.
Comment ont-ils fait ? Il faudrait plus exactement dire : comment n'ont-ils pas défait ? Nous oublions une chose essentielle, à cette époque, un divorce était une chose bien plus désastreuse qu'un mariage où chacun pouvait trouver son confort avec un peu de bonne volonté. Ne sous-estimons pas l'égocentrisme de Vita, la placidité d'Harold et l'habitude de l'époque de tenir davantage aux convenances qu'aux démonstrations d'indépendance. Après tout Vita et Harold s'accordaient mutuelle liberté à partir du moment où chacun reconnaissait le pacte initial : le maintien du mariage.
Une autre question est sous-jacente à cette société aristocratique et mondaine, celle de l'argent. On ne parle pas directement d'argent parce que le nerf de la guerre est là. Chacun fait son testament – même Vita enfant – les procès qui ont touché la famille Sackville-West ont été retentissants et le train de vie de ces existences nomades engloutit des sommes colossales. Une Vita Sackville-West seule aurait-elle pu assumer ses dépenses ?
Enfin, il n'est pas possible de s'intéresser aux moeurs de l'Angleterre édouardienne sans poser la question de l'homosexualité, ou du moins de la bisexualité. Les aventures homosexuelles de Vita ne doivent pas occulter celles d'Harold. Si nous savons assez bien le processus qui amène Vita à se confier à Harold sur ce point, nous ne savons rien de ce qu'il en était pour Harold. Ses aventures étaient assez connues pour que sa belle-mère s'en offusquât devant son petit-fils, Benedict. Au plus fort de la crise parisienne qui fait planer la menace d'une rupture définitive entre les époux et le départ de Vita et de Violet, Harold aurait eu une aventure avec le couturier Edward Molyneux. Tout nous échappe, car il ne semble y avoir aucune gradation dans les événements qui se déroulent alors : Harold mène des négociations épuisantes pour le compte de la Grande-Bretagne, son épouse est prise dans une tempête passionnelle, il a des problèmes de santé et entretient une liaison avec une personnalité mondaine.
Plus je réfléchis à l'histoire mouvementée de Vita, de Harold, de Violet et de Denys Trefusis, de Virginia Woolf, mais aussi de John Maynard Keynes ou de Lytton Stachey, plus je me persuade que la profonde originalité de leur vie tient à une alchimie étonnante entre une époque de transition et des aspirations nouvelles. Ils ne jouent plus tout à fait les règles du jeu de la société édouardienne – le roi lui-même le montrera en abdiquant pour épouser Mrs Simpson – tout en voulant sauvegarder une position sociale qu'on leur avait présentée dès l'enfance comme supérieure. Ils devaient réussir, mais en transgressant leur héritage originel. D'où leur originalité et leur créativité pour s'affirmer dans une société qu'ils voulaient autre.
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